Trente ans qu'ils n'avaient pas été ainsi réunis, Lionel et ses 9 frères et sœurs (un manque toujours à l'appel, enferré dans ses positions). La parution du roman autobiographique de Lionel en 1991, Priez pour nous avait fait voler en éclat le bel esprit de famille de cette tribu catholique aux péripéties chaotiques, et l'écrivain avait été sommé de choisir entre les siens et l'écriture, puis finalement mis au ban. Lui, mais aussi ses compagnes et ses 4 enfants, que le lecteur habitué aux autofictions de Duroy connaît bien. Trois longues décennies à apprivoiser leur absence, à apprendre à vivre sans eux tous. Eux dont Lionel ne comprend toujours pas comment ils ont pu se remettre de [leur enfance].
Le temps d'un déjeuner au jardin, la famille "Dunoyer de Pranassac" (presque) au complet se rassemble dans la maison de Lionel, entre Drôme et Vaucluse. Cette maison Art déco, coup de foudre et tant chérie dont il est abondamment question dans L'absente et que le lecteur parcourt avec émotion au fil de la journée et de l'arrivée décalée des convives.
Ce livre est assez bouleversant pour le lecteur coutumier de cette famille si complexe dont les membres, jusque là simples créatures littéraires, prennent enfin vie devant ses yeux. Il y a les grands frères et puis les petits, et les affinités électives éminemment sinueuses qui les lient les uns aux autres malgré les années et les conflits.
À voir tout ce beau monde enfin réuni, on pourrait croire à une happy end ou au dénouement attendu d'une comédie classique, mais on comprend bien vite que rien n'est si simple et que le moment Ricoré n'est qu'une publicité. Les enfants de Lionel font preuve de réticence à l'égard de ces oncles et tantes qui leur ouvrent les bras bien (trop ?) tard. Certaines sœurs bigotes de Lionel lui reprochent encore d'avoir étalé leur vie dans ses livres, lui disent la honte de voir décrits certains épisodes, chose que Lionel n'avait jamais envisagée. Reviennent sur le tapis les lettres menaçantes des uns et des autres à l'adresse de Lionel, qui sont autant de coups de poignard pour ce dernier pour qui l'écriture n'est pas même un choix, mais une évidence, une urgence, une manière de survivre.
Paul, l'alias littéraire de Lionel l'exprime à plusieurs reprises : sans écrire, il aurait sombré. Il ne comprend pas comment font ces autres qui n'écrivent pas pour réussir à vivre, à comprendre leur passage sur terre et le sens de leur existence. Cela m'a rappelé bien entendu Lettre à un jeune poète de Rilke (auteur dont il sera d'ailleurs question) quand Lionel Duroy écrit :
Comment peut-on exister sans écrire ? Sans consigner inlassablement le mouvement de la vie ?
L'écriture est vécue comme une catharsis libératrice, une manière de faire sortir de soi les humeurs et les mots (des autres), d'objectiver la réalité, surtout quand elle est trop douloureuse pour être conservée en soi :
Si je n'avais pas écrit (...) j'aurais tes mots en moi qui me rongeraient comme un cancer. En les écrivant, j'ai fait d'eux un objet extérieur que d'autres partagent désormais avec moi.
Ces 222 pages m'ont également fait penser au film Festen de Thomas Vinterberg : le temps d'un repas de famille, l'occasion de dégoupiller sa vérité, et tant pis pour les dommages collatéraux. Le cessez-le-feu est fragile, et les conflits de loyauté, jamais très loin.
Ainsi de la surprenante prise de parole de Claire, la fille aînée de Paul/Lionel : un discours qui met les pieds dans le plat, prend à contre-courant la diplomatie attendue dans ce genre de contexte et fait exploser les conventions, avec une honnêteté brutale mais salutaire et courageuse. Claire met au jour les faux semblants et met chacun face à son hypocrisie : les enfants de Lionel ont été rejetés par sa famille, au même titre que lui, pendant trente ans. Ils sont des étrangers, pire ! Claire dit que longtemps dans son esprit, ces oncles et tantes étaient associés a des personnes leur voulant du mal. Des ennemis donc, qu'il va falloir s'habituer à ne plus considérer comme tels.
Elle exprime là la difficulté à renouer après tant d'années, l'illusoire connivence de l'instant qui ne peut passer sous silence les années d'absence. À la fin du livre, Paul songe à demi-mot que les chances sont maigres que ses enfants retissent le lien rompu avec les siens.
Il y a quelque chose de socratique dans la démarche de Nous étions nés pour être heureux : au fil des heures, la maïeutique s'opère, et les langues se libèrent, certains osent enfin exprimer leur vérité enfouie, sans fard, et mettent enfin des mots sur leurs maux.
J'ai aimé également que Paul/Lionel retrouve les deux femmes de sa vie, les mères de ses enfants, Agnès et Esther, deux femmes avec lesquelles il entretient des rapports plutôt compliqués. Esther, surtout, la plus belle œuvre de sa vie, la brune ténébreuse et voyou, héroïne malgré elle du puissant Vertiges. Une femme insaisissable qui a fasciné, puis blessé Paul au point que ce dernier pensait s'évanouir sur-le-champ s'il devait la revoir par surprise. La lectrice que je suis était donc impatiente de voir ces deux personnages en présence. Et tout fut très serein, finalement.
J'ai été, comme toujours, touchée par le regard de Lionel Duroy sur les siens, par cet entrelacs si familier de tendresse et de colère, son sens de l'observation des détails et par ce qu'il dit sur l'écriture, sur l'œuvre qu'il a bâtie et que, pour ma part, j'admire et qui me touche infiniment. J'aime l'auteur et l'homme tout autant, pour l'hypersensibilité qui est la sienne, ses larmes à repenser à sa mère, son obsession des images du passé, sa plume sobre et gracieuse, son côté sentimental et cœur d'artichaut, sa lucidité sur lui-même et les siens. J'ai versé une larme quand il évoque ce moment où sa mère se meurt et le remercie de sa présence d'alors durant un terrible épisode.. Quand on sait par quels méandres de douleurs est passé l'auteur à cause d'elle, cet instant semblait avoir valeur de réconciliation ultime.
Un texte forcément intime qui s'adresse surtout aux connaisseurs de la tribu Duroy ; un livre encore truffé de non-dits et de silences coupables, mais ponctués d'abcès que l'on crève enfin pour mieux espérer, ensemble, de plus beaux lendemains.