Les qualificatifs se bousculent en moi à la fermeture de ce livre : Œuvre d’art ? Merveille littéraire ? Joyau historique ? Il est difficile de poser des mots sur ces 500 pages qui nous aspirent d’une traite, nous kidnappent en un souffle, pour nous recracher 500 pages plus tard, vidés, chamboulés, émerveillés. Après le Nazi et le Barbier, Les Aventures de Ruben Jablonski, ou encore Fuck America, Hilsenrath nous prouve avec ce roman qu’il est indéniablement l’un des plus grands écrivains du XXème siècle. D'abord censuré en Allemagne en 1964 à cause de sa cruauté, le livre est publié pour la première fois aux Etats Unis où il rencontrera un franc succès. Il faudra attendre près de 50 ans pour voir naître la traduction française, qui sera publiée en 2012.
Comme un chef d’orchestre maniant parfaitement l’équilibre des temps et des émotions, Hilsenrath nous plonge dans le sombre quotidien de Ranek, âme errante dans le Ghetto de Prokov, sur le Dniestr. Ranek, qui lutte pour vivre alors que la mort lui tend la main, Ranek qui ne perd jamais l’espoir de s’en sortir, espoir qui a depuis longtemps abandonné le Ghetto. Ranek qui survit grâce à ses pulsions, malgré la maladie omniprésente, dévoré par une faim qui tue et fait tuer. Ranek, dont les sens s'émerveillent par la chaleur d'un poêle, l'odeur d'une pomme de terre, le contact d'un corps. Ranek qui malgré la perte de dignité, d'humanité, reste un Homme.
Ses luttes, ses quêtes, ses envies, ses rêves, ses pulsions, ses folies, ses souvenirs nous marquent pour ne plus jamais nous quitter. D’une noirceur teintée d’humour, d’un cynisme débordant d’humilité, d’un réalisme frappant et d’une violence poétique, cette ode à la vie incarnée par des presque morts nous marque au fer rouge. Traitant du thème du Ghetto, ce livre évoque la promiscuité mêlée au désespoir, la misère sèche, glaciale, sans pathos que traversent tous ces laissés pour compte.
Au sein de ces camps de concentration à ciel ouvert que sont les ghettos, les fondements de pensée manichéens qui structurent nos vies et nos actions perdent tout leur sens. Qu’est-ce que le mal ? Le bien existe-t ’il encore ? Que faire lorsque la mort est le dénominateur commun de chaque choix ?
"Certains objets doivent avoir un pouvoir magique, parce qu'ils portent en eux l'essence d'une personne, la marque de son visage, de son rire, de sa voix et de bien d'autres choses encore." (extrait du livre).
Cela fait presque un an qu’Edgar Hilsenrath nous a quittés. Souvenons-nous de ce grand monsieur, enivrons-nous de tous les cadeaux magiques qu’il nous a laissés, car sans le souvenir, nous ne sommes que poussière, sans le souvenir, l’on sombre dans l’oubli.