« Et je trouvai que tout était bien, que le monde traçait en riant des boucles, des volutes, qu'il suffisait – comme je l'avais toujours su, toujours cru – d'être extrêmement attentif pour que vivre vous procure une joie terrible, pour que se fabrique une œuvre d'art grâce à votre corps, à vos mains, à vos yeux, à votre pauvre cœur brisé. » Impossible de ne pas confronter ce bouquin à la « Semaine de vacances » d'Angot : même thème, même fenêtre de sortie, même taille de guêpe – celui de Serre est à vrai dire encore plus court, 56 pages au compteur, au mieux une nouvelle. Et du round final, c'est ce dernier qui ressort vainqueur par KO. Le voilà à vrai dire, le véritable livre sur l'inceste, celui qui traite son sujet dans un équilibre idéal entre réflexion et provocation, qui en profite au passage pour être vraiment littéraire. C'est une petite histoire, douce et affreuse, construite en deux temps : à l'enfance, théâtre délirant de toutes les horreurs raconté avec nostalgie et humour, Serre oppose le temps de la croissance, prise de recul de l'héroïne qui doute du bonheur vécu et prend conscience des boulets attachés à son « cœur brisé » – derniers termes du livre, qui finissent de dissiper tout doute sur le message final. Anne Serre fait preuve d'une belle aisance dans le récit, versé à parts égales dans la description de l'acte et le ressenti de ses personnages, elle écrit des choses affreuses qui vues à travers le prisme de l'enfance prennent une toute autre couleur.
Le livre commence comme un jeu naïf, où l'auteure décrit avec brio une sorte d'amour constamment célébré, l'entrecoupe de photographies nostalgiques de cette maison d'où les filles ne sortent pas, ses pièces familières, son mobilier aux motifs rassurants qui semblent conditionner une enfance éternelle. Les actes sexuels, dits crûment mais, paradoxalement, délicatement (l'auteure mime à merveille le ressenti d'une fillette) ne sont souvent aperçus que dans le reflet d'une table brillante, comme nettoyés de toute malséance ; dépeignent autant le plaisir que la folie, l'un étant explicite, l'autre sous-entendue. Vient ensuite un second mouvement, qui abandonne la pornographie pour se concentrer sur l'après. L'héroïne sortie du cocon familial découvre le monde réel : avec une belle économie de mots, un vrai sens du rythme, Serre brosse un voyage initiatique, quasi-lunaire, où au hasard des rencontres son personnage apprend à se construire et à vivre. Même rythme à la fois rapide et tranquille, même intelligence de se concentrer sur l'essentiel sans oublier la beauté de la phrase. C'est au moment d'aimer, fatalement, que la joie se grippe, que l'illusion du bonheur disparaît. Par très petites touches, en bannissant toute complaisance (sur l'horreur du sujet, sur les ravages mentaux des protagonistes) Serre fait passer en filigrane l'idée de l'atrocité, celle d'un égarement moral et affectif qui affleure entre deux bouffées de nostalgie. Au bout du voyage ni l'héroïne ni le lecteur ne finissent dupes, on a au contraire un petit peu grandi, avec en soi l'indicible douleur de s'être laissé prendre au mirage d'une enfance heureuse. Contrairement au livre de Christine Angot, on aurait quand même voulu que ça dure plus longtemps, que se poursuive un peu ce condensé de road-trip atypique aux délicieux accents latins ; mais au fond pas besoin de s'étendre, les filles du livre ont mieux à faire que se pencher sur le passé. Bien vu, bien analysé, bien raconté, avec une humilité et un naturel qui invitent à la méditation.
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