Pour la plupart des êtres humains, la vie est immédiate, instantanément vécue comme une succession d'instants puis de moments dont l'écoulement sert, en marquant de son empreinte une âme qui le mémorise, à construire l'image de son soi. Si on se sent une personne (si on le rêve, peut-être, comme le pensait le personnage de Rust Cohle dans True Detective), c'est parce que par-delà la série d'accidents qui l'ont marquée, les sensations infinies qui ont construit ses souvenirs, notre âme, lorsqu'elle se projette dans un flot d'images qu'elle situe une heure comme un an en arrière, se sent toujours identique à elle-même. Le temps, en fait, est la matrice sur laquelle un être se construit par le biais de ses perceptions. Ce n'est pas un hasard si c'est le temps, à travers le titre de son oeuvre fleuve, que Marcel Proust cherche à retrouver ; au-delà d'un exercice flou sur la mémoire, dont il importerait de dégager les lois avec l’œil amusé d'un enfant qui se retrouve et la précision d'un scientifique qui se découvre, la Recherche est celle d'un homme par lui-même, et bien plus que Du côté de chez Swann, À l'ombre des jeunes filles en fleurs me permet d'en saisir la portée.


Le premier opus de cette heptalogie, en effet, butait à mon sens sur deux écueils pour emporter définitivement l'adhésion si on persiste à le prendre pour lui-même et sans le considérer comme l'amorce d'une oeuvre plus vaste dont il est artificiel de le dégager. Tout d'abord, la vaste partie consacré à l'amour de Swann pour Odette, se détachant du narrateur, s'éloignait de l'autobiographie pour prendre les couleurs d'un récit psychologique qui bien que très subtil se heurtait à la distance qui séparait le couple étudié du narrateur et a fortiori du lecteur. Indirect, transitant par la plume d'un tiers, le déroulement du récit glaçait à mon sens l'histoire des personnages dans la sphère de la conjecture ou de l'esquisse, de l'approximation d'un phénomène si volatile qu'il s'évapore au contact du souffle de qui tente de le traduire par des mots. Certes, on comprenait bien que le narrateur tenait son histoire de Swann lui-même, et qu'il la décryptait à l'aide de son propre et très riche vécu, mais tout de même ; on ne pouvait à mes yeux donner à cet Amour de Swann l'habit immaculé de la vérité sans nier que nos propres vies nous échappent (n'est-ce pas d'ailleurs l'objet de toute la Recherche ?), que nous serons éternellement à nous-mêmes un mystère et aux autres ô combien davantage. Il fallait donc admettre se trouver, à propos du malheureux Swann, devant une histoire de seconde main, déjà retravaillée par une optique particulière qui privait d'une idée parfaite de l'original, et se tenir respectueusement devant une histoire étrangère dont la vie était déjà un peu morte puisqu'elle devait pour renaître s'offrir corps et âme aux mains expertes et artistes d'un narrateur extérieur.


La seconde difficulté que j'avais rencontrée Du côté de chez Swann tenait à la nature infantile des premiers souvenirs que livrait Proust et qui constituaient l'ouverture de son roman. À jamais auréolée de l'image d'un âge d'or, la prime enfance m'apparaîtra toujours comme une forteresse inviolable, fermée par la clé d'un mystère infrangible qui ne laisse prise à rien, ne laissant pénétrer jusqu'à elle qu'une nostalgie qu'elle endort avant de la bercer d'illusions. L'enfance est pour moi à tout jamais la source de la vie ; je crois d'ailleurs qu'au gré des difficultés, bien plus d'hommes se donneraient la mort s'ils ne se souvenaient pas quelque part d'avoir été enfants. Je crois que l'enfance est le terreau dans lequel, ayant emmagasiné un bonheur qu'il ne connaîtra plus, l'homme puise le souvenir d'une joie qui ne mourra jamais qu'avec lui, qui de vécue, de ressentie, s'est changée en une inertie inconsciente qui pousse l'être vers sa continuation. Il me semble donc, peut-être à tort, que chercher à retrouver son enfance par des voies poétiques est une gageure ; on peut en retrouver un lointain arrière-goût, se rappeler en idée des sensations qu'on y avait, mais il faut à mon sens avoir conscience que ces sensations ont muté même si l'ont se souvient bien des phénomènes qui les ont provoquées, que l'enfance est le lieu et le temps d'un rapport au monde qui ne revivra plus et dont seul survit encore chez l'adulte cette confuse certitude d'avoir été enfant. Je crois, d'ailleurs, que c'est Jean Genet qui le disait ainsi : "Vivre, c'est survivre à un enfant mort." On comprendra mieux alors le second motif de mes légères réticences vis à vis Du côté de chez Swann ; cherchant à s'immerger en plein dans son enfance avec la sensibilité de l'adulte qu'il est devenu, le romancier s'attaquait là à une entreprise dont la réussite me paraissait incertaine.


À l'ombre des jeunes filles en fleurs, au contraire, est le moment de l'adolescence - où Proust en reste cette fois à lui-même. Je préfère en fait cette introspection perpétuelle, même s'il est vrai que se pencher sur Swann lors du premier tome sonnait comme un préfiguration de la vie du narrateur. À ce titre, cela faisait des phénomènes amoureux l'expression de lois éternelles d'autant plus profondément ancrées en l'être que celui-ci est à-même de les lire chez les autres, parce qu'elles forment le cœur de ses modalités d'existence, le langage de son âme. Tout de même, voir Proust en rester à l'autobiographie est plus en accord avec le but de la Recherche, et coïncide parfaitement avec une époque de la vie où se forme l'être définitif. Car au sortir de l'adolescence, le plus grand drame d'une vie, l'homme ne cherche plus qu'à se reconnaître en tout (car la fuite du temps est aussi la fuite de l'être), loin d'une enfance bénie où, par les terreurs qu'il inflige, le monde extérieur se fait trop prégnant et trop monstrueux pour que le petit être à peine encore formé puisse encore douter de la singularité de sa propre existence. À ce moment, il me faut en revenir à l'ouverture de cette critique ; Proust, justement, n'est pas de ces hommes ordinaires dont le rapport à l'existence est immédiat, fluide, dont les sensations irisent harmonieusement l'être sans déborder en un magma incoercible. L'écrivain, au contraire, paraît être de ces hommes d'une sensibilité exceptionnelle (le narrateur fait de fréquents rappels à l'état de ses nerfs et aux soucis qu'ils lui causent), tout juste sauvé par son don pour l'écriture et sa capacité à agencer la myriade d'impressions qui l'assaillent. Pour un être harcelé par ces sensations, tout peut se confondre dans une teinte impressionniste où le monde se dissout en lui-même ; quelles difficultés le narrateur n'a t-il pas par exemple pour s'expliquer son rapport aux femmes, la nature changeante qu'il croit d'abord leur trouver avant de comprendre par quels mécanismes internes il est lui-même à l'origine du flou qui enserre leurs visages sans cesse remodelés par son souvenir et l'attente qu'il suscite. Exemple parmi tant d'autres pour souligner le sens profond de la Recherche ; il ne s'agit nullement ici d'une molle envie de ressusciter des souvenirs agréables ou d'exalter une nostalgie bénigne. Si Proust suit ce long chemin, c'est pour se retrouver lui-même ; se saisissant de sensations et de souvenirs sauvages, il se réapproprie la vie qu'ils portent en eux, redirigeant leur énergie vers le cœur de son être, détruisant les contradictions qui fissurent l'édifice de son moi pour mieux comprendre comment, derrière l'apparent désordre d'une vie dispersée, ne s'est toujours tenue qu'une seule volonté.


En apparence, ce travail d'introspection pourrait avoir quelque chose de morbide ; décomposer la vie, c'est l'anéantir - Cioran mettait sans cesse en garde contre la pensée, ennemie par excellence de la vie. Proust et tout brillant qu'il soit, est cependant de ces gens plus sensibles qu'intelligents pour qui le support de la raison arrive toujours trop tard ; si elle démêle les nœuds de sensations si denses que l'âme ne peut les changer en sentiments et par là-même se reconnaître, la pensée proustienne intervient à rebours, jamais elle ne devance le mystère d'un être dont elle arriverait à mettre à jour tous les rouages, dont elle détaillerait le fonctionnement avec une raideur mécanique. Proust, et c'est ce qui fait son enchantement, ne court jamais qu'à la poursuite de sa propre vie : sa pensée elle-même en est la glorification, la formule alchimique par laquelle il invoque son âme pour retrouver à travers l'entrelacs des années de son existence la réalité de l'être qui les a tracées. Retrouvailles d'un homme avec lui-même, la Recherche est en fait ce constat ; vaincre le temps n'est pas gagner l'éternité, qui n'est qu'une des formes de l'absolu que nous convoitons tant. Vaincre le temps, c'est en fait amener à la vie chacun des fragments de notre existence, arriver à la vérité de l'être que nous avons été et sommes pour que, à travers l'absolu que la vérité porte, il puisse être lui aussi à jamais.

Kloden
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le 12 août 2018

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