Il ne faut pas attendre d'Aden Arabie un récit de voyage ; on pourrait presque le qualifier d'anti-récit de voyage, ou même de récit de retour. Comme Homère, Nizan fait le récit d'une boucle (les allusions à l'Odyssée ne manquent d'ailleurs pas). Parti d'une France malade décrite dans le premier chapitre, il y revient dans le dernier. Entre temps, toutefois, Aden l'a décillé. Rien à voir avec une découverte poétique ; bien que Nizan cède de temps à autres à un ornement, son séjour lui a surtout révélé le cynisme de l'exploitation du monde moderne, capitaliste et impérialiste : “Orient, sous tes arbres à palmes des poésies, je ne trouve encore qu’une autre souffrance des hommes.”
Aden Arabie est un livre profondément corrosif—et pas dans le sens facile et galvaudé des chroniques d'aujourd'hui. Tout le projet du livre, profondément nihiliste, est de rompre tous les charmes du monde moderne : Nizan abat tour à tour la culture, la bourgeoisie, les honneurs, la Nation. Ici et là affleurent sous ce refus politique un refus métaphysique. Pourtant, Nizan tient à conclure son bref opus par un appel à l'engagement, registre dans lequel il se meut avec moins de talent que dans la pure négation.
Reste un mot à dire sur le style, de très haut vol pendant cent pages, serré, condensé, marchant sans cesse (et, à mon sens, sans beaucoup de faux pas) sur le fil étroit qui sépare la poésie du kitsch. Un livre aux allures d'air des cimes.
Une citation : « Leur monde est magique. Le jour où ces gens tiennent entre les mains un pouvoir timbré, un titre vert, ils participent à la nature mystique d’un être qui n’existe pas. Ils absorbent leur hostie de capital.
Ils ne sont pas. Ils sont conduits par le démon de l’abstraction. Qu’est-ce qu’ils pensent ? Qu’est-ce qui les pense ? États civils, catalogues. Riches en étiquettes comme une vieille valise de voyageur. Dans les solides réguliers de leurs chambres, ils mettent sous clefs tous leurs répertoires de signes et d’emblèmes, pour dormir d’un sommeil tranquille : un livret de mariage, un livret militaire, une carte d’électeur, et l’écume de papier que laisse la circulation de l’argent dans les maisons des hommes. »