Marguerite, Alexis et la puissance du récit.
J'ai découvert celui qu'il est commun d'appeler, avec toute l'affection que ce doux nom porte en lui, Alexis, en Khâgne, pour la réalisation d'une "khôle" de Littérature et de Culture Générale sur le "non-dit".
Voici donc une partie de mon travail - car je dois avouer avoir perdu, pour raisons informatiques, la suite de mon propos, dans lequel je développais une troisième perspective de lecture.
Introduction
Dans une conférence prononcée en juillet 1971, à l'occasion du Colloque sur le Nouveau Roman à Cerisy, Nathalie Sarraute estime que « c'est précisément vers ce qui ne se laisse pas nommer, vers ce qui échappe à toute définition, à toute qualification pétrifiante, que se portent tous les efforts des modernes ». Le non-dit serait, dès lors, au cœur du texte littéraire et de l'acte même d'écrire. Le texte littéraire serait donc ce réseau où la fonction référentielle se verrait constamment affaiblie et dévalorisée, mise à l'arrière-plan et relayée par d'autres exigences, et constituerait donc à priori un champ propice à l'épanouissement du vague et de l'imprécis. Haute envergure littéraire, langagière et humaine que voilà.
Pour traiter le sujet du non-dit, justement, j'ai décidé de m'intéresser à Alexis ou le traité du vain combat de Marguerite Yourcenar. Comme dans plusieurs de ses romans, on retrouve ici le topos yourcenarien de la question ô combien complexe de l'homosexualité. Les héros de ses romans (que ce soit l'empereur Hadrien, Zénon, Alexis ou encore Eric von Lhomond) sont des invertis dont les amours forment la trame des récits. Dans Alexis ou le traité du vain combat, court récit publié en 1929 sous forme de lettre, le héros se confie à sa femme Monique : il lui avoue, à demi-mots suggestifs, ses irrémédiables penchants homosexuels.
Nous allons voir, en quoi le vain combat vécu par Alexis devient non-dit et comment Marguerite Yourcenar le met en scène pour en faire l'élément clef de son premier roman.
● Le non-dit littéraire pour exprimer le non-dit social :
Contexte culturel qui peut nous sembler libéré : années folles, années où de nombreux tabous se soulèvent, via les artistes notamment. Les mœurs d'André Gide sont connues et ne l'empêchent pas de devenir un des plus grands écrivains du début du siècle (publication de Corydon en 1924, et qui n'est autre qu'un essai portant sur la pédérastie). L'homosexualité a pris plusieurs visages dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, que ce soit sous les traits de Charlus ou d'Albertine.
M. Yourcenar le reconnaît dans sa préface de 1963 : « Alexis ou le Traité du vain combat parut en 1929 ; il est contemporain d'un certain moment de la littérature et des mœurs où un sujet jusque là frappé d'interdit trouvait pour la première fois depuis des siècles sa pleine expression écrite »
Pourtant, le problème vécu par le héros et son épouse Monique reste un problème complexe et frappé d'interdits. Elle nous dit, toujours dans la préface de 1963 : « … le drame d'Alexis et de Monique n'a pas cessé d'être vécu et continuera sans doute à l'être tant que le monde des prohibitions dont les plus dangereuses peut-être sont celles du langage, hérissé d'obstacles qu'évitent ou que contournent sans trop de gêne la plupart des êtres, mais sur lesquels s'enferrent presque immanquablement les esprits scrupuleux et les cœurs purs. Les mœurs, quoi qu'on en dise, ont trop peu changé pour que la donne centrale du roman ait beaucoup vieilli ».
Et ce n'est pas étonnant si, sous ce non-dit, on retrouve l'idée de maladie, aux yeux du héros. Dans de nombreux passages, on retrouve cette idée de « maladie » physique : « C'était comme si je venais de découvrir une maladie contagieuse qui s'étendait autour de moi ; et, bien que je m'affirmasse le contraire, je sentais qu'elle pouvait m'atteindre ». C'est, sans nul doute, cette vision personnelle qu'a le héros de l'homosexualité, qu'il ne nomme jamais, qui le fait taire pendant des années. Le non-dit, chez Alexis, devient, plus que tabou social, mensonge personnel et intérieur. C'est sans doute là que réside la difficulté de la confession, véritable prise de conscience d'un non-dit plus fort encore, d'un mensonge intime : « S'il est difficile de vivre, il est bien plus malaisé d'expliquer sa vie ». Exercice décrit ici qui nous fait forcément penser à Montaigne et ses Essais.
● Le non-dit devient principe de l'écriture :
Plus encore, le sujet devient un principe fondamental de l'écriture de Marguerite Yourcenar. Ainsi, dans sa préface de 1963, elle présente son style dans le cadre d'une référence aux moralistes du XVIIe siècle : elle évoque « le style traditionnel de l'examen de conscience de Bourdaloue ou d'un Massilon »
Les mots sont donc mis au service de ce non-dit : ils prennent tout leur sens dans cette confession pleine d'atermoiements, pleine de réserve et de retenue. C'est la raison pour laquelle le choix des mots, par exemple, occupe une place importante dans le travail de l'écriture d'une telle confession. Le héros a clairement conscience de cette difficulté. Ainsi, il écrit : « J'ai lu souvent que les paroles trahissent la pensée, mais il me semble que les paroles écrites la trahissent encore davantage », avant de préciser : « Écrire est un choix perpétuel entre mille expressions ».
Pareille confession nécessite donc un langage et une écriture particulière. Marguerite Yourcenar le précise assez clairement et nous explique ses choix d'écriture dans sa préface de 1963, rejetant tour à tour ce qu'elle appelle le « langage scientifique » et « l'obscénité » (qu'elle considère comme une « méthode littéraire (…) forçant l'auteur qui l'utilise à des surenchères plus dangereuses encore pour la vérité que les sous-entendus d'autrefois »). Il eut été facile de choisir cette fausse solution, mais « la brutalité du langage trompe sur la banalité de la pensée ». Au fond, c'est tout autre chose que Marguerite Yourcenar a choisi : « l'emploi de cette langue dépouillée, presque abstraite, à la fois circonspecte et précise », comparée alors au langage des moralistes du Grand Siècle qui servait à « traiter de ce qu'on appelait alors les égarements des sens ». Alexis est ainsi défini par sa capacité à réfléchir sur sa situation avec une certaine « lenteur pensive et scrupuleuse ». C'est donc un « langage décanté », caractérisé par une forme de « discrétion ».
Et comme dans tout récit écrit à la première personne, Alexis est « le portrait d'une voix ». « Il fallait laisser à cette voix son propre registre, son propre timbre, ne rien lui enlever, par exemple, de ses inflexions courtoises qui semblent quelque peu d'un autre âge, et le semblaient déjà il y a près de trente-cinq ans, ou encore de ces accents de tendresse presque cajoleuse qui en disent peut-être plus longs sur les rapports d'Alexis et de sa jeune femme que de sa confidence elle-même ».
Finalement, la littérature est ici prétexte à un exercice difficile, usé par beaucoup, mais rarement réussi. Yourcenar réussit pleinement l'exercice qu'elle s'est imposée, comme Stefan Zweig avait pu le faire avec Vingt-Quatre heures de la vie d'une femme : prendre la voix d'un autre, s'effacer totalement, et faire ressentir toute l'émotion et la beauté de sentiments non-vécus personnellement.
A la fois témoignage d'une époque, d'une sensibilité particulièrement violente et d'un interdit extrêmement fort, et roman universel, fonctionnant presque sur le principe de l'apologue, Alexis ou le Traité du vain combat foisonne de chocs et d'émotions. C'est court, mais puissant.
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