Repêché du fond des eaux, le cadavre d’un homme quadragénaire semble relever du simple fait divers… Et pourtant il n’en est rien ! Avec lui est mort un terrible secret digne de l’enfer de toutes les passions. Cela le narrateur le sait, et il est aussi conscient que le visage morbide de cet homme le hantera au plus profond de son âme. Revenons quelques nuits plus tôt… Nous sommes en mars 1912 à bord du bateau Océania, direction l’Angleterre depuis Calcutta. Au milieu de la nuit, un homme complètement déprimé par la vie se morfond dans le noir absolu sur le pont du bateau. Il aperçoit un autre individu sous l’épaisse lumière de la nuit semblant épris du plus merveilleux des songes. En lui, il voit peut-être celui à qui il pourra se confesser… Cependant, une toux lui prend la gorge et ramène violemment à la réalité l’autre qui, gêné, rentre dans sa chambre après un « Bonne nuit » de convenance. Le lendemain, la situation se répète mais, cette fois, l’homme ose lui demander de rester. Ainsi, il lui raconte sa terrible histoire : de son statut de médecin exilé aux Indes à sa poursuite après une femme bourgeoise qui voulait son aide pour avorter. Elle lui a ri au nez quand en échange, il lui a demandé une nuit dans le même lit. Il l’a retrouvée dans le sang et la douleur après un avortement improvisé. Sur son lit de mort, il lui a juré que jamais personne ne saurait la vérité. Il avoue donc avoir suivi le cercueil jusque sur le bateau. A l’aube, les deux hommes se quittent mais le médecin sait sa tâche encore incomplète. Son saut, l’emportant lui et elle dans son linceul, résonne comme le sacrifice final. J’ai beaucoup apprécié cette lecture car Stefan Zweig a vraiment un don pour dépeindre les passions les plus brûlantes et les effets sur la psychologie de ses personnages. Une humanité forte en résulte ce qui me touche particulièrement.
Il est, selon moi, fondamental de bien cerner les enjeux de la scène de la rencontre entre elle et lui. D’abord, il y a la surprise pour lui, l’exilé, de recevoir une femme dite « blanche » donc européenne. Il sent directement qu’un danger puissant le guette et ce n’est pas la flatterie ou la mention à Flaubert qu’elle lui porte qui le rassurent, bien au contraire. Jamais elle ne le regarde et une atmosphère étrange enveloppe la pièce. Non, il n’est pas question de fièvre ou de faiblesses particulières. On tourne clairement autour du pot et l’hypocrisie se ressent. Et puis, tout bascule. D’un échange bourgeois, on passe sur un ring de boxe « Oui. ». Elle n’est plus nerveuse mais bien froide et implacable. Lui se sait déjà perdu. Toutes ses tentatives de prendre le dessus sont vaines. A chaque phrase prononcée, elle lui porte un nouveau coup. Elle lui ordonne de justifier l’avortement, elle lui apprend qu’elle avait tout calculé jusqu’au chèque à encaisser à Amsterdam. Elle disposait de lui avant même leur rencontre. Il est son objet, son instrument. Quand, repoussé dans ses derniers retranchements, il lui fait son chantage sexuel, elle lui rit au nez. L’humiliation suprême ! Le coup de K.O. ! Cette dualité disproportionnée est la clé du roman.
Zweig est un très fin psychologue. Le médecin n’en est pas à son premier coup de faiblesse devant une femme impétueuse. La raison-même de sa présence dans les Indes y est due. Il n’est donc absolument pas surprenant de le voir succomber à ce point devant elle. Il se dit lui-même Amok, courant frénétiquement avec rage et folie sans plus aucune réflexion. Ce concept est d’autant plus intéressant qu’il met l’Homme au rang d’animal tout comme elle l’y a mis. Mais, en s’y intéressant de plus près, c’est précisément parce qu’il n’a pas pu la dominer qu’il en devient obsédé. Il voudrait être vu par elle comme le fait la population « jaune » locale. Il se dit ayant le devoir d’être « Missionnaire de l’Humanité » dans cette partie du monde encore sous emprise coloniale. J’y vois une grande marque du relativisme de Zweig où il présente son personnage dit européen plutôt rempli de vices, ce qui remet en question totalement cette vision occidentale de l’époque. Il veut sentir qu’on a besoin de lui. Rendu Amok, donc animal, il est totalement déshumanisé. Il redevient seulement lui quand il la retrouve dans cette pièce sale puant l’alcool et le sang. Il ne la désire plus mais voudrait simplement la sauver. Il sait que c’est trop tard et cela le rend fou car, une nouvelle fois, il ne peut apparaitre comme le sauveur providentiel. Le secret qu’elle lui confie donc devient sa seule source de vie et peu importe que l’amant partage sa peine.
Comme contraste, Zweig la dépeint elle comme forte, sûre d’elle et pourtant elle est représentative d’une telle faiblesse systémique. Certes, dans son duel avec le médecin elle l’a emporté haut la main mais à quel prix… Jusqu’à son dernier souffle, seuls comptent son honneur et son identité sociale. Le fils qu’elle dit avoir eu n’est d’ailleurs que mentionné et, dans ses derniers instants, sa mère a d’autres priorités que lui. La scène lors du repas mondain en est la consécration. Elle nous est en plus contée du point de vue du médecin qui lui connait le précipice au bord duquel elle se trouve. La façon dont elle va se jouer une seconde fois de lui est implacablement cynique. Il court « en amok » vers elle et d’un rire glaçant elle le balaie à nouveau. La faiblesse que je mentionne plus haut est évidemment reliée à l’avortement. Aussi forte qu’elle ait pu être, c’est toute la pression sociale, son procès, qui l’aura tuée. Zweig met en lumière les faiblesses de son époque en ce qui concerne le droit des femmes et en l’occurrence du droit à l’avortement. Son récit résonne encore plus fort aujourd’hui, en 2022, quand on entend la marche arrière faite dans ce domaine au Texas ou en Pologne par exemple. L’atrocité avec laquelle elle meurt doit réveiller l’Humain en nous.
Finalement, je pense qu’à travers mon interprétation, j’aperçois une faille assez majeure. Cette dualité où ils perdent tous les deux leur vie aurait dû rester secrète. Le médecin est beaucoup trop épris de sa mission pour ne fût-ce que la risquer de la sorte. Il est donc légitime de penser que le narrateur est loin d’être quelqu’un d’anodin. Sa qualité « d’homme à l’écoute » est dès le début mentionnée. « Je sentais, avec résonnance imperceptible, le blanc écoulement de ce monde ». Je rappelle qu’il est retiré à son rêve et happé dans une histoire tout autre. Tout comme en tant que lecteur, je peux passer d’un roman à un autre roman, d’une réalité à une autre réalité. Je suis un peu comme lui à écouter ses personnages romanesques. Il s’agirait peut-être en fait d’un cadre à trois : lui, elle et le lecteur donc moi. Cette relation me fascine car elle m’apporte le sentiment de singularité de pouvoir toucher une histoire destinée aux abîmes. Cela lui donne un caractère intemporel. Tout comme le narrateur voit encore une fois, « le masque blême et les lunettes étincelantes d’un fantôme » qui vont le marquer à jamais, je vois ma vie changée par la lecture de ce roman ce que je peux étendre à la littérature en soi, donc à l’art.