« C’est alors qu’il avait clairement compris que l’homme, n’ayant
d’autre perspective que la souffrance, la mort et l’oubli éternel, il
devait, sous peine de se suicider, arriver à s’expliquer le problème de l’existence, de façon à ne pas y voir la cruelle ironie de quelque génie malfaisant. Mais, sans réussir à se rien expliquer, il ne s’était pas tué, s’était marié, et avait connu des joies nouvelles, qui le rendaient heureux quand il ne creusait pas ces pensées
troublantes. »
Quand j’étais plus jeune, j’avais vu et adoré le film de Joe Wright (j’étais à l’époque très fan de Keira Knightley) mais je n’avais jusqu’alors jamais lu le roman. Si j’ai beaucoup apprécié le film, j’ai eu un réel coup de cœur pour le livre. Habituellement, je ne fonctionne pas dans cet ordre là : pour moi, avant de regarder un film, il faut avoir lu le livre, question de principe. Mais j’ai fait une exception et c’était assez positif. Au lieu de râler parce qu’une scène était dénaturée dans l’adaptation, j’ai pu m’enthousiasmer de la richesse du roman vis à vis du film. C’était beaucoup plus positif. Mais je m’éloigne du sujet.
J’ai adoré Anna Karénine, mais pas de la façon dont j’adore les œuvres habituellement. On a là un volume de pages assez considérable, dont beaucoup ne sont pas toujours passionnantes. Je dois admettre que je me suis parfois ennuyée ; mais j’ai alors pris mon temps. J’ai savouré. Même si les longs discours de Levine sur je-ne-sais-quel-sujet ne m’ont pas toujours (je dis bien pas toujours) transcendée, j’ai mis un point d’honneur à ne pas sauter les pages et à tout lire jusqu’au bout. J’ai trouvé que tout était important. Même si c’était avant tout l’histoire d’Anna qui me faisait vibrer, les réflexions de Levine sur la Russie, l’âme russe, le monde paysan participaient à cette ambiance russe qui me fascine, et étaient en fait assez enrichissantes ! Anna Karénine ce n’est pas seulement une histoire d’amour tragique : c’est également des réflexions intéressantes sur la Russie, son régime politique, son économie, ses problèmes sociaux et la mentalité russe. Il y a ce quelque chose de fascinant que je retrouve chez tous les grands romans qui parlent de la Russie.
Avec l’histoire d’Anna, ce sont des sentiments humains complexes qui sont évoqués : de l’amour à la peur de la mort, en passant par la recherche de dieu, la jalousie, le suicide … toutes ces passions m’ont donné l’impression d’être abordées avec justesse. En tout cas, je me suis reconnue dans beaucoup d’entre elles.
J’ai énormément d’affection pour le personnage d’Anna, surtout celle qu’elle devient à la fin du roman en réalité : lorsqu’elle devient folle de jalousie et de désespoir. Beaucoup ont été agacés par elle, mais c’est la Anna qui m’a le plus touchée. Cette descente aux enfers, cette déchéance entre la femme éblouissante et passionnante qu’elle était, jusqu’à cette femme que son propre esprit voue à la perte … j’ai trouvé ça très touchant. Tolstoï a su me faire parvenir cette sensation d’étouffement qu’a vécu Anna, rejetée par la société, prise au piège de ses propres démons intérieurs, sans issue aucune que la mort. L’alternance des points de vue entre Wronski et Anna, Androvitch et Anna était vraiment talentueuse. Elle permettait vraiment de réaliser à quel point chaque être humain a sa propre réalité, son propre ressenti, sa propre vérité. Qu’une même situation peut blesser deux personnes sans qu’aucune d’entre elle ne soit coupable. Peut-on être coupable d’aimer quelqu’un ? Je n’ai pas trouvé de tort à qui que ce soit, je voyais simplement leurs situations inextricables. Je n’arrivais pas à juger Anna d’avoir voulu vivre pleinement son amour. D’avoir abandonné son fils. D’avoir fait souffrir Androvitch. Et pourtant la peine que m’a inspiré Androvitch a été beaucoup plus immense que je ne l’eut crû. J’ai vraiment adoré ce personnage. Je l’ai détesté. Je l’ai admiré. Je l’ai pris en pitié. Sa souffrance était si palpable.
La traduction de l’œuvre m’a semblé correcte, en tout cas je n’ai rien relevé de choquant. Je n’ai rien perçu de foudroyant dans le style d’écriture de Tolstoï, qui m’a juste semblé assez scolaire. Je ne saurais pas vraiment expliquer, ne l’ayant pas lu en VO. Mais c’était quand même agréable, pas trop poussif ni pompeux, juste ce qu’il fallait.
En définitive, un roman que je conseille vivement, et que je compte parmi mes coups de cœur.