Anna Karénine est une fresque monumentale de la Russie selon Tolstoï. Le roman aurait tout aussi bien pu s'appeler Lévine, ou Constantin Dmitriévitch, nom de l'autre nœud de l'intrigue. Tous deux partagent l'affiche, tout leur est relié mais le génie de Tolstoï est de les laisser vivre leur vie sans entremêler leurs histoires.
Anna est l'héroïne classique par excellence, une femme fatale, d'une rare beauté, qui inspire tout, sauf l'indifférence. Lévine, quant à lui, est un personnage plus renfermé, qui se questionne sur le sens de la vie et qui veut le bien autour de lui. Alors qu'Anna est l'étendard de la haute société moscovite et pétersbourgeoise, Lévine représente la campagne. Attention, il n'est pas un paysan, il dirige son domaine sans concessions mais il est l'ouverture sur la Russie rurale que Tolstoï affectionne tant.
Lévine est un homme de principes qui cherche un sens à sa vie. Après avoir essuyé le douloureux refus de Kitty, entichée du fier et charmeur Vronski, il se sent perdu et se consacre à l'écriture d'un ouvrage colossal sur l'exploitation agricole en Russie, qui remet le paysan au centre de tous les débats. Pendant ce temps-là, sa bien aimée Kitty se fait voir dans tous les salons aux côtés de Vronski. Ce dernier tombe néanmoins sous le charme d'Anna et une passion violente s'empare d'eux. Anna, mariée au sévère et détestable Karénine, joue à un jeu bien dangereux en s'affichant ouvertement avec le jeune officier. Elle se compromet aux yeux de tous mais sait qu'elle réintégrera sa place lorsque leur mariage sera prononcé. Karénine, dénué de tout amour mais à la fierté touchée, sera le dernier obstacle à leur bonheur.
Qu'adviendra't-il de Lévine et de Kitty? Quelles vies pour Anna et Vronski? Sauront-ils trouver le bonheur tant recherché ou bien sombreront-ils dans les abysses de la jalousie et de la haine?
Tolstoï fait de cette oeuvre un miroir de la vie de tout un chacun. N'importe quel élément du quotidien est scruté, analysé, décomposé et servi au lecteur avec une précision infinie et un réalisme inégalé. Certes, c'est long et l'on peut s'y perdre. Certes, les mœurs et morales ont bien changé mais l'on s'imagine absolument la vie que peuvent mener Anna, Lévine, Vronski, Kitty, Karénine... On les aime puis les déteste tour à tour, on les comprend, puis on s'éloigne d'eux pour mieux y revenir. Tous les aspects et tous les points de vue des conflits sont représentés, pour une immersion totale.
Tolstoï aborde les thèmes du mariage, de l'infidélité et de l'adultère, et les explore tantôt de l'intérieur, avec la passion, l'envie, les remords, la jalousie et jusqu'à la haine des protagonistes, et tantôt de l'extérieur en partageant le mépris, le dédain et la pitié suscités dans la société. Mais cette oeuvre ne se cantonne pas au romantique, elle aspire à l'exploration complète de tous les liens sociaux et sociétaux. Tolstoï fait une grande place à la foi, la famille, l'éducation, l'émancipation des travailleurs, la condition ouvrière, l'absurdité de la haute société et aussi à la place de la femme. Beaucoup d'idées pourrait paraître rétrogrades aujourd'hui, mais écrire sur la femme adultère, l'homme sans foi, le fonctionnaire véreux et le paysan vertueux n'était pas monnaie courante dans la Russie du XIXème siècle.