Ce qui est incroyable en passant du film au livre, c'est que cette même histoire ne nous donne pas à ressentir la même chose. On change de point de vue, la caméra ici ne nous montre pas ces deux êtres et tout ce qui se tisse entre eux, elle nous insère directement dans le regard d'Elio avec une double possibilité : depuis ses yeux, voir ce qu'il voit, ou bien en inversant l'objectif, voir à l'intérieur de lui. Dans sa tête, ses pensées, dans son corps, dans son coeur.
Si j'ai d'abord été perturbée d'en savoir "trop" (la plus grande force du film pour moi étant vraiment tout ce qu'il laisse à voir sans rien montrer) j'ai ensuite été totalement emportée par ce regard subjectif, infiniment personnel et pourtant universellement transposable pour chacun de nous...
C'est avec une précision impressionnante que l'auteur dépeint les sentiments humains dans toute leur richesse et leur diversité, dans leurs plus belles contradictions. J'avais dit de Malick qu'il était "l'illustration même de tous les mouvements de l'âme humaine", peut-être qu'à l'écrit c'est à André Aciman que j'offrirais ce titre... Car oui, l'amoureux se questionne, passe du tout au tout dans une seule et même phrase, change d'avis et balance jusqu'à faire un choix qu'il regrette ensuite ou non, ou même les deux. On est loin du tout noir ou tout blanc, on est dans le tout humain, et c'est ça qui est beau : "Une minute de plus et je mourrai s'il ne frappe pas à ma porte, mais en même temps j'aimerais autant qu'il ne frappe jamais plutôt que de frapper maintenant". "J'avais peur quand il apparaissait, peur quand il ne se montrait pas, peur quand il me regardait, et plus encore quand il ne me regardait pas".
J'aime les pensées retranscrites sans filtres, je leur trouve un goût tellement plus authentique, et ici, pour notre plus grand bonheur, on ne nous épargne rien. L'introspection est extrême et par moments on s'imagine vraiment n'être plus qu'Elio, avec tout ce qu'il a de maladroit mais surtout tout ce qu'il a de touchant. Certains qualifieront quelques pages d'osées, pourtant, lorsqu'Elio rétorque "pervers mais très triste", on comprend qu'il est bien sot de penser à autre chose qu'à l'amour qui transcende et n'a aucune limite, ni en pensées ni en action.
Parler ou mourir, éternel dilemme qui, même une fois tranché, ne résout pas tout... "Nous ne sommes pas écrits pour un seul instrument : je ne le suis pas, et toi non plus". Ces deux-là semblent pourtant bien avoir été écrits l'un pour l'autre, et uniquement l'un pour l'autre.
La symbolique de l'objet a une toute autre dimension dans cet ouvrage d'origine. Les couleurs des maillots de bain suivent ou induisent les émotions changeantes de l'être aimé, lunatique et imprévisible. "Bouffante" semble encore plus riche d'odeurs, de son odeur. Et puis il y a les livres, ces livres où Elio trouve refuge et dont il se fait un sanctuaire, mais aussi ceux qu'il offre comme il offrirait son amour : à Marzia, mais aussi à Oliver. Dédicacés, comme marqués au fer rouge, pour que les pages gardent à jamais ce que les coeurs ne garderont pas toujours...
Les mots envoient des images, et comme plus vrai que nature, on croirait sentir le soleil sur notre peau, on croirait sentir dans la bouche ce goût de nectar d'abricot avant qu'Oliver ne se lèche les babines, et surtout, on croirait voir ses yeux nous transpercer...
"Vous ne pouviez jamais soutenir assez longtemps ce regard, mais vous deviez le soutenir pour découvrir pourquoi vous n'en étiez pas capable".
Car Oliver impressionne, subjugue de force et de confiance en lui -confiance apparente seulement, car lui aussi doute et cherche à être rassuré. Le doute, la culpabilité et le remords sont d'ailleurs si bien décrits qu'on les voit comme s'ils étaient nôtres.
Il n'y a qu'à partir du Syndrôme San Clemente que j'ai commencé à avoir des réserves...Cette soirée littéraire m'a laissée de marbre, et la suite n'a pas suffit à me faire passer outre ce goût amer... J'aurais aimé pleurer ces trente dernières pages, mais je n'ai pas été aussi touchée par la fin de cette "vie" (une de leurs nombreuses vies) que je ne l'ai été par leur point de rencontre, leurs espoirs, et l'aboutissement de cette exquise attente. Je suis presque déçue, pas parce que ce n'est pas un happy end parmi d'autres, mais parce que je voulais évacuer toutes les larmes que j'avais au corps, me délester de toutes les émotions qu'ils m'avaient transmises. Peut-être qu'un jour, je le relirai (en anglais c'est prévu...), et peut-être les derniers mots m'achèveront comme ils en ont achevés tant d'autres. Je suis aussi bien tentée par l'audiobook en anglais, ne serait-ce que pour me laisser envoûter par la voix d'Armie Hammer...
Ces deux derniers chapitres n'ont pourtant pas suffit à gommer la magnificence de tout le reste de cette oeuvre.
"Nous avions trouvé les étoiles toi et moi. Et cela n'est donné qu'une fois". Et aussi fort que cela puisse être, il est bien triste de constater que face à la vie, même cela ne peut suffire... De vies parallèles en coins fantôme, les marques que l'un laisse à l'autre et vice versa sont belles d'être si tragiques. On oublie, mais tout reste, en fait. Tout est là, en nous, et on passe d'un "Il avait oublié" à un "Je me souviens de tout", parce que même dans "la chambre froide du coeur", oublier n'est tout simplement pas possible...
Je rêverais que ce livre ait lui aussi une âme soeur... Le livre d'Oliver, où toute l'histoire serait racontée par lui. Je l'écrirais volontiers (simplement pour palier au manque qui est le mien) si je n'étais pas moi aussi tellement intriguée par ces personnalités qui apparaissent changeantes. Ça serait un beau cadeau à nous -ou en tout cas à me- faire de la part de l'auteur, même si je serais terrorisée à l'idée de lire, de peur d'être déçue... En même temps, nous sommes Elio et, comme dans la vie, on ne peut pas savoir -et on ne saura jamais- ce qui se passe de l'autre côté...
En sortant du cinéma, j'ai rêvé de porter à mon cou la même étoile de David que celle qui relie ce couple, d'ailleurs je crois que si ça n'était pas aussi un signe religieux, j'aurais vraiment concrétisé cette envie. En tournant la dernière page, j'aurais voulu faire tatouer, sur l'intérieur de mon avant-bras -là où c'est blanc de n'avoir pas bronzé- cette phrase en allemand qui me semble tellement bien résumer ce qu'est leur histoire. Parce qu'entre eux c'est tout, c'est rien, c'est entre toujours et jamais...Cor cordium.
(Et comment finir ces lignes autrement qu'avec ces deux mots mystérieux d'être trop simples, dans lesquels on peut tout voir et tout entendre : A plus...)