Difficile de se sentir légitime pour critiquer un tel pilier, un si grand classique de la littérature européenne. C’est pourquoi je vais simplement vous faire part de mes impressions personnelles à la relecture de ce roman.


J’ai retrouvé autant de plaisir que plus jeune, à suivre la lente descente aux enfers de Raskolnikov : la maladie, la folie, le dégout des autres et la peur qui le prennent au ventre. Cependant j’y ai senti certaines longueurs dont je ne me rappelais pas. Notamment lors des interminables dialogues entre notre meurtrier et Porphyre Petrovitch qui tente de le pousser à bout pour qu’il avoue. De la même manière, ce ne sont pas les mêmes passages qui ont retenu mon attention. Si le meurtre en lui-même, cet acte brutal de sang-froid, m’avait beaucoup marquée, c’est à cette deuxième lecture, la scène de torture d’un petit cheval qui m’a profondément émue. Raskolnikov raconte un cauchemar qu’il a eu, où cet animal est battu à mort par son maître qui est ivre. Une vision absolument cruelle de l’humanité :



« Soudain, une bordée d’éclats de rire retentit dans la foule et
couvre la voix de Mikolka. La jument, accablée de coups redoublés,
avait perdu patience et s’était mise à ruer malgré sa faiblesse. Le
vieux n’y peut tenir et partage l’hilarité générale. Il y avait de
quoi rire en effet : un cheval qui tient à peine sur ses pattes et qui
rue ! Deux gars se détachent de la foule, s’arment de fouets et
courent cingler la bête des deux côtés, l’un à droite, l’autre à
gauche. – Fouettez-la sur le museau, dans les yeux, en plein dans les
yeux, vocifère Mikolka. – Frères, une chanson, crie quelqu’un dans la
charrette, et tous de reprendre le refrain ; la chanson grossière
retentit, le tambourin résonne, on siffle la ritournelle ; la paysanne
croque ses noisettes et ricane. Rodia s’approche du petit cheval ; il
s’avance devant lui ; il le voit frappé sur les yeux, oui sur les yeux
! Il pleure. Son cœur se gonfle ; ses larmes coulent. L’un des
bourreaux lui effleure le visage de son fouet ; il ne le sent pas, il
se tord les mains, il crie, il se précipite vers le vieillard à la
barbe blanche qui hoche la tête et semble condamner cette scène. Une
femme le prend par la main et veut l’emmener ; il lui échappe et court
au cheval, qui à bout de forces tente encore de ruer. – Le diable
t’emporte, maudit ! vocifère Mikolka dans sa fureur. Il jette le
fouet, se penche, tire du fond de la carriole un long et lourd
brancard et, le tenant à deux mains par un bout, il le brandit
péniblement au-dessus de la jument rouanne. »



Le roman m’a aussi intéressée pour son traitement de l’esprit d’un criminel après son passage à l’acte. J’ai plusieurs fois pensé au Thérèse Raquin de Zola qui aborde la même problématique. Or, Raskolnikov, à la différence des deux amants ne ressent pas de culpabilité, alors que lui aussi a prémédité et tué un être humain pour la première fois. D’ailleurs le terme lui-même n’apparait que peu dans le roman, ou bien n’est pas réellement mis en avant. Raskolnikov a peur d’être découvert mais il ne regrette pas son acte. Le fantôme de l’usurière ne vient pas le visiter au contraire de celui de Marfa Petrovna qui hante les rêves de Svidrigaïlov qui lui aussi est un assassin. Chez Zola, La cadavre de Camille vient se glisser dans le lit des amants qui se sont débarrassés de lui. La folie les prend et ils finissent par mettre fin à leurs jours. Dans Crime et Châtiment Svidrigaïlov finira lui aussi par se suicider, chose que Raskolnikov ne parvient pas à faire. Le rapport au meurtre n’est pas du tout le même. Raskolnikov considère son acte comme nécessaire. L’épilogue m’a laissée assez perplexe. Le revirement vers le bonheur et la renaissance est pour moi trop simple et trop rapide.


Une autre chose dont je n’avais pas le souvenir, c’est le côté comique de l’écriture de Dostoïevski. Plusieurs passages sont burlesques et ridiculisent avec une tendresse cruelle les personnages. On peut penser par exemple à la dispute épique entre Ivanovna Marmeladova, une veuve sans le sous qui vit dans les grandeurs de son passé et sa logeuse, une allemande grossière. L’auteur retranscrit au discours indirect libre leur dispute lors de la veillé funéraire du mari de la première. Ce procédé permet d’entendre la voix de ces deux mégères et rend l’altercation irrésistible :



« Catherine Ivanovna, incapable de se contenir davantage, déclara à
haute voix qu’Amalia Ivanovna n’avait peut-être jamais eu de Vater,
qu’elle était tout simplement une Finnoise de Pétersbourg, une
ivrognesse qui avait dû être jadis cuisinière ou quelque chose de pis.
Mme Lippevechsel devint rouge comme une pivoine et glapit que c’était
peut-être Catherine Ivanovna qui n’avait pas du tout de Vater, mais
qu’elle, Amalia Ivanovna, avait un Vater aus Berlin qui portait de
longues redingotes et faisait toujours « pouff, pouff, pouff » !
Catherine Ivanovna riposta dédaigneusement que ses origines étaient
connues de tous et qu’elle était, dans son certificat, désignée en
lettres imprimées comme la fille d’un colonel, tandis que le père
d’Amalia Ivanovna (à supposer qu’elle en eût un) devait être un
laitier finnois ; d’ailleurs il était plus que probable qu’elle
n’avait pas de père du tout, attendu que personne ne savait encore
quel était son patronyme, si elle s’appelait Amalia Ivanovna ou
Ludwigovna. À ces mots, la logeuse, hors d’elle-même, se mit vociférer
en frappant du poing sur la table qu’elle était Amal Ivan et non
Ludwigovna, que son Vater s’appelait Johann et qu’il était bailli, ce
que n’avait jamais été le Vater de Catherine Ivanovna. Celle-ci se
leva aussitôt et, d’une voix calme, démentie par la pâleur de son
visage et l’agitation de son sein, lui dit que si elle osait comparer
encore, ne fût-ce qu’une seule fois, son misérable Vater avec son papa
à elle, Catherine Ivanovna, elle lui arracherait son bonnet pour le
fouler aux pieds. À ces mots, Amalia Ivanovna se mit à courir dans la
pièce, en criant de toutes ses forces qu’elle était la maîtresse de la
maison et que Catherine Ivanovna avait à vider les lieux à l’instant
même. Ensuite, elle se précipita vers la table et se mit à ramasser
les cuillers d’argent. Il s’ensuivit une confusion, un vacarme
indescriptible ; les enfants se mirent à pleurer. »



En somme, une bonne relecture qui m’a permis de découvrir des aspects du roman qui m’avaient échappés.


http://www.sheepcloud.ovh/aumoutoncurieux/index.php/2018/02/18/crime-et-chatiment/

titaboris
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le 18 févr. 2018

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