Comme j’essaie de le faire chaque fois que je commence un livre que j’ai acheté ou choisi il y a longtemps, je n’ai pas relu la quatrième de couverture de « Des milliards de tapis de cheveux » avant de l’ouvrir. Et j’ai eu raison. C’est de coutume chez les quatrièmes : on ne laisse guère de mystère sur ce qui se passe dans les dix premières pages, et parfois, on est même d’ailleurs à deux mots de révéler la fin. Ici, ce sont les trois premières pages que je n’aurais pas souhaité qu’on me gâche. Après les avoir lues, j’ai haussé les sourcils de surprise, j’ai souri, et j’ai pensé à l’adresse d’Eschbach : « Ah ouais, t’es comme ça, toi. Cool. »
Pour ceux qui veulent tout de même savoir « de quoi ça parle », on peut dire sans trop en révéler qu’il s’agit d’une planète, une parmi d’autres, où sous le règne de l’Empereur, des générations de tisseurs de tapis de cheveux transmettent leurs traditions ancestrales à leurs fils.
Dans ce monde brisé, buriné, couvert de sable, les âmes s’abiment dans les rituels et les croyances de leurs ancêtres qui semblent depuis longtemps déjà avoir annihilé l’individu et ses désirs. Le travail d’orfèvre de ces tisseurs penchés sur leur ouvrage jusqu’à la mort fait écho à celui d’Eschbach ; son style s’apparente à une dentelle de poésie, ciselée et élégante.
L’auteur réussit le tour de force d’à la fois faire avancer son intrigue à une vitesse folle, rivalisant avec lui-même d’ingéniosité dans la succession des événements, et de prendre suffisamment le temps de s’attacher aux personnages. Il lui suffit de quelques mots, un ou deux détails fins et exquis, pour conférer à chaque membre de cette population une humanité qui le rend crédible et touchant. C’est cette humanité qui rend si précieux ce livre, je crois. Qui fait qu’on souhaiterait que le sort de chacun importe.
Je n’avais pas connu un tel pageturning depuis « Gagner la guerre » de Jaworski. En arrivant à la moitié du livre en seulement une soirée, je me mets déjà à regretter que bientôt, ce sera fini, que bientôt je saurai tout.
[Si vous n’avez pas lu le livre et que vous comptez le faire bientôt, c’est peut-être mieux d’arrêter ici la lecture de cette critique ]
C’est alors que j’ai été déstabilisée. Petit à petit, on quitte les personnages auxquels on s’est attachés pour en trouver d’autres. Une multitude d’autres, alors que le focus de l’incipit sur un minuscule détail s’élargit, s’élargit, recule jusqu’à traverser l’atmosphère, l’espace, les espaces. Je me suis demandé ce qui se passait. Sur le coup, j’ai cru que l’auteur s’était perdu, qu’il avait abandonné sa première idée, comme s’il recommençait une nouvelle histoire.
Mais l’auteur ne se perd pas. Il maîtrise au contraire un rapport extraordinaire du microcosme au macrocosme. J’ai été secouée à chaque moment de ma lecture par la découverte de la complexité de ce rapport, et par toutes les questions sous-marines qu’il soulève à propos de la tradition, des croyances et du pouvoir.
Je finis ma lecture avec le vertige, et comme prévu, le regret que déjà, c’est bien fini, et qu’il va falloir vivre avec, maintenant.