Démarrant sur une citation de François Truffaut et finissant par remercier David Foenkinos, un texte poignant à propos de la relation père-fille sur fond de révolution arabe. Spécialiste des chocs intercontinentaux, l'éditeur Actes Sud ne surprend guère ici en publiant un drame à cheval entre France et Maroc, évoquant la nostalgie des migrants, les problèmes soulevés par la recherche d'une identité nationale et la douleur d'être, au fond de son cœur, dépourvu de patrie : ce sera l'un des moteurs du récit, qui narre le voyage de Paris à Marrakech d'une femme convoquée par son père tant haï qu'elle n'a pas vu depuis sept ans. On tique un peu aux premières pages, qui semblent annoncer une histoire maintes fois lue se réfugiant derrière les oripeaux d'une actualité un peu trop en vogue. Ce serait sous-estimer le talent d'Emilie Frèche, qui parvient à donner consistance et densité à un drame universel. Il y a définitivement du Foenkinos dans son roman, que traverse de part en part l'obsession du souvenir ; bien que, à la différence de celui-ci, Frèche se refuse le plus souvent à la nostalgie béate pour s'attaquer à une certaine noirceur. L'auteure débusque notamment, avec talent, les sentiments qui peuvent naître chez des enfants face à la tyrannie (parfois sidérante de dureté) d'un père imprévisible et alors perçu comme méchant.
De la méchanceté, il y en a beaucoup dans le récit, qui aligne les anecdotes sinistres dans une langue raffinée. Frèche n'a notamment pas son pareil lorsqu'il s'agit de décrire l'éloignement progressif des enfants de leurs parents, à l'héroïne (femme mûre mais perdue) faisant plusieurs fois caresser le souhait de les tuer, pleine de mépris et de colère pour ces adultes qu'elle accuse d'avoir brisé leur propre vie autant que la sienne. Au cours du road-trip, on vivra alternativement la souffrance du passé, un égarement total, une certaine nostalgie aussi où l'auteure nous en dévoilera plus sur le père lui-même, homme privé de rêves trahi par son propre pays, condamné à errer d'un côté et de l'autre du détroit de Gibraltar. Malgré un contexte historique parfois compliqué à saisir (l'histoire de la famille tisse sa toile entre de nombreuses nations, cultures et croyances) le roman est franchement fort, ponctué de passages d'une puissance incontestable où Elise s'exhorte, en vain, à faire le deuil de son enfance. Elle croisera au cours de son voyage des fantômes bien connus, qui auront chacun droit à leur parallèle avec la filiation, parfois avec une acuité troublante. Au bout du voyage, la paix ? Mystère : le livre soutient souvent la thèse d'un certain déterminisme, où l'émancipation est impossible et le fils condamné à marcher dans les pas de ses ancêtres, dans leurs souffrances et dans leurs espoirs. Le mari de l'héroïne, dont le couple bat de l'aile, lui glissera pour l'encourager : « Termine ton voyage. Va voir ton père. De toute façon, rien ne comblera son absence. Ni mon amour, ni celui d'un autre, et nous pourrions être des centaines à t'aimer que cela ne suffirait pas. C'est le sien qu'il te faut. » On n'en savoure que plus la douce cruauté du dénouement, très raccord avec le ton général du livre, où l'incommunicabilité entre les générations a déjà tant creusé son sillon qu'elle ne peut plus se régler avec des mots.
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