Une suite qui n'en est pas vraiment une

Ecrire une suite à Shining, c'est sacrément gonflé quand on y pense. Comment oser toucher à un tel monument de l'horreur sans se mettre à dos les millions de lecteurs et de cinéphiles qui l'ont porté aux nues depuis le début des années 80 ? Stephen King a donc pris un sacré risque avec ce livre casse-gueule s'il en est, et dans l'ensemble, on peut estimer qu'il a réussi son pari. Oui, Docteur Sleep est un bon roman fantastique. Est-il de la même trempe que Shining ? Bien sûr que non, et quand on y regarde de plus près, les 2 livres n'ont presque rien en commun. Explications.

Avant de commencer ma petite analyse critique, sachez juste que je vais aborder quelques points clés de l'intrigue (et notamment son dénouement final), et que vous vous exposez donc à de sérieux spoilers si vous décidez de lire cette critique jusqu'au bout. Vous êtes prévenus.

Le petit Danny Torrance de Shining a donc bien grandi depuis la fin des années 70, et il utilise désormais son "Don" pour aider des personnes mourantes à se détendre avant de trépasser. Le désormais quarantenaire est un ancien alcoolique qui ne s'est jamais vraiment remis des évènements qui se sont déroulés dans l'hôtel Overlook, et la bouteille l'a souvent aidé à "oublier" le passé. Dans ce nouveau roman, il fera la rencontre d'une jeune fille dénommée Abra Stone qui possède également le Don depuis sa naissance : convoitée pour sa "vapeur" par une bande de voyageurs immortels adeptes du camping-car, elle nouera des liens de plus en plus forts avec Dan pour tenter de sauver sa peau, et éviter d'atroces souffrances par la même occasion…

Voilà pour le résumé d'ensemble. Je vous rassure tout de suite si vous êtes un lecteur néophyte effrayé par la bibliographie gargantuesque de Stephen King : bien que souhaitable, la lecture de Shining n'est pas impérative pour apprécier Docteur Sleep. Stephen King ne s'est fort heureusement pas contenté pas de faire un banal copié-collé de l'intrigue de son roman culte : il a au contraire choisi de raconter une histoire qui n'a pas grand-chose à voir avec l'original, et mis à part la présence de Danny et du Don, il n'y a pas grand-chose de commun entre les 2 livres. L'Overlook ayant brûlé de fond en comble à la fin de Shining, vous ne retournerez donc pas arpenter les longs couloirs déserts d'un hôtel désaffecté, vous ne verrez pas de jumelles maléfiques près d'un ascendeur ensanglanté, et vous ne ferez pas davantage la rencontre d'un personnage aussi déjanté que Jack Torrance. Ouf.

Dans son ensemble, Docteur Sleep se lit très facilement et confirme le regain de forme de Stephen King depuis la sortie de Duma Key. Le rythme est bien mené durant 585 pages et l'auteur sait clairement où il va. On se prend rapidement d'empathie pour tous les personnages (y compris la bande de "vampires" aux noms farfelus du Nœud Vrai), et la relation quasi-filiale qui lie Danny et Abra est assurément l'un des points forts du livre.

Mais Docteur Sleep n'est pas exempt de défauts, loin s'en faut. Tout d'abord, la fin est ratée, mais c'est dorénavant presque une habitude pour l'écrivain sexagénaire... Voir Danny revenir sur le terrain de l'Overlook, c'était une occasion en or pour faire resurgir le fantôme de son père, mais cette idée n'a été esquissée que dans un semblant de happy end qui m'a beaucoup déçu. Pendant un court instant, j'ai cru que Danny avait enfermé le fantôme de son père dans un de ses coffres-forts mentaux, et j'aurais aimé voir Jack Torrance nous faire un petit coucou après 35 ans d'enfermement ("here's Johnny !").

Bien que courts, les deux derniers chapitres consacrés à la sobriété de Danny sont également de trop, et plus globalement, voir Stephen King nous ressortir le sempiternel baratin des Alcooliques Anonymes m'a passablement saoulé. C'est désormais un gimmick que l'on voit partout, que ce soit dans les séries américaines ou les romans policiers de seconde zone, et j'ai été très déçu de voir que le King nous recrachait quasi mot pour mot la propagande abrutissante du fameux "Grand Livre". Qu'il se soit sorti de l'alcoolisme grâce aux AA est une bonne chose en soi, mais ce n'était pas la peine de polluer un bon livre avec tous ces clichés rabâchés de toutes parts dans l'industrie culturelle américaine depuis une dizaine d'années.

Bien évidemment, l'écrivain du Maine ne nous épargne pas la présence de ses sempiternelles voix dans la tête, sauf qu'elles prennent cette fois-ci la forme de la télépathie. Dan et Abra communiquent à plusieurs milliers de kilomètres grâce à leur Don, et dans un sens, pourquoi pas ? Après tout, ils possèdent tout deux d'exceptionnelles capacités psychiques, et les voir interagir de la sorte m'a presque semblé naturel. Mais quand l'auteur se met à nous parler de "plaque tournante" et de projection astrale, on a soudainement beaucoup plus de mal à croire à ce qu'il nous raconte… Et que dire de cet emprunt éhonté à la Ligne Verte, quand Danny inhale le cancer de Concetta pour le recracher quelques jours plus tard sur la tribu du Nœud Vrai ? Pensait-il que ses Fidèles Lecteurs ne remarqueraient rien ?

Autre défaut récurrent : Stephen King n'est pas crédible une seconde quand il se met en tête d'incarner une adolescente. Ce n'est pas la première fois que je lui fais ce reproche, mais pour vous résumer les choses, voici à quoi ressemble une jeune fille de 12 ou 13 ans dans un de ses romans. Intelligente et belle, elle adore la lecture et déborde de candeur. Incapable de faire la part des choses, elle voit tout en blanc ou en noir : elle passe ainsi son temps à dire à ses proches qu'elle les aime, mais elle possède également une part sombre au plus profond d'elle-même, et quand elle s'énerve, elle se met à insulter tout le monde comme un charretier. Ensuite, elle pleure. Encore et encore. Puis elle vomit. Voilà, ça déborde de clichés, mais je n'en peux plus de ces personnages mal écrits qui pullulent dans les romans de mon auteur préféré. Vous voulez un exemple concret ? Quand la petite Abra ose défier la méchante Rose Claque, elle l'appelle au téléphone, et entre deux menaces teintées d'insultes, se met à lui citer du Shakespeare. Je vous jure que c'est vrai, de toute façon, des niaiseries pareilles, ça ne s'invente pas, et dans un sens, cela me rappelle les réflexions quasi-philosophiques de la petite Trisha dans la Petite Fille qui aimait Tom Gordon. En 15 ans, rien n'a changé ou presque, et Stephen King nous prouve à nouveau qu'il ne sait pas comment réfléchit une adolescente moderne. Malheureusement, Abra n'est pas le seul personnage à manquer d'aspérités. Ses parents et le docteur John Dalton sont tous aussi lisses et fades qu'un héros de sitcom américaine : ils n'ont aucune personnalité, et se contentent d'être des faire-valoir aux réactions plus prévisibles les unes que les autres. Croyez-moi si vous le voulez, mais vers la fin du livre, j'ai pu anticiper à plusieurs reprises les réactions de madame Stone, et pourtant, je n'ai pas la prétention d'avoir la même imagination que le maître de l'horreur…

Je m'emporte, certes, mais tout n'est pas mauvais dans ce livre. Quelques scènes sont vraiment mémorables (ex : l'apparition furtive de Dick Hallorann dans un nuage de vapeur rouge, la mort du petit Bradley Trevor), et l'histoire véridique de ce chat qui sent l'imminence de la mort a de quoi vous faire frissonner. Comme je le disais plus haut, je me suis pris d'affection pour les Nœuds Vrais aux noms tous plus insolites les uns que les autres : Rose Claque, Skunk, Teuch, Grand-Pa Flop, Andi la Piquouse, Barry le Noiche, Charlie le Crack, Sarey la Muette, etc… Il faut avoir une sacrée imagination pour inventer des personnages pareils, et sur ce point, Stephen King nous montre que la source de son inspiration ne s'est décidément pas tarie après quarante ans de carrière ininterrompue…

Docteur Sleep n'est pas donc pas le huis-clos horrifique que les fans de Shining rêvaient probablement de lire. Plutôt que de nous proposer une simple redite, Stephen King a eu l'intelligence de créer un nouvel univers cohérent autour d'une figure familière. Avec sa galerie de personnages hauts en couleur et son histoire pleine d'émotion, ce roman fantastique mérite assurément le détour, même s'il vaut mieux éviter toute comparaison avec l'original pour pleinement l'apprécier.
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le 20 oct. 2014

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