Budaï, un linguiste hongrois, prend l’avion pour se rendre à un congrès professionnel à Helsinki. Après un somme d’une durée indéterminée (il est parti sans montre), il débarque en suivant le mouvement des passagers. Un bus les dirige vers un hôtel en ville. Ne comprenant pas ce qu’on lui dit, Budaï présente son passeport. En échange, on lui attribue la chambre n°921 et on lui donne quelques billets de banque. Une monnaie inconnue ! D’ailleurs, il n’a pas compris un traitre mot depuis qu’il est descendu d’avion. Où a-t-il bien pu atterrir ?
Situation typique du fantastique où on glisse d’une réalité banale vers une situation anormale révélée par des détails qui s’accumulent. Budaï se serait-il trompé d’avion ? Ce serait trop simple… Tout linguiste qu’il est, Budaï est incapable d’identifier la langue du lieu, ni même d’exploiter son habitude des différents types de langages pour s’attaquer à un décryptage en bonne et due forme. Les conjectures vont bon train et de nombreux paragraphes se terminent par des interrogations. Des descriptions minutieuses expliquent ce que Budaï observe, les personnes qu’il rencontre et les situations dans lesquelles il se trouve. A chaque fois, plusieurs interprétations sont possibles. De même pour tout ce qu’il entend ou cherche à déchiffrer.
A l’image de ce qui s’est passé à l’aéroport, Budaï est comme absorbé par une multitude humaine qui parfois le bouscule, l’entraîne, etc. Il observe beaucoup : la construction d’un bâtiment, une rencontre sportive, une audience à un tribunal, etc. Toujours, un spectacle apparemment banal dont la signification profonde lui échappe
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« A proprement parler, n’importe quel habitant de la ville serait en mesure de lui enseigner sa langue, les mots, les règles au fur et à mesure, à condition de lui consacrer suffisamment de temps et de patience. Mais c’est précisément cela qui manque le plus chez les gens d’ici, un peu de courtoisie, de serviabilité, de disponibilité dans leur hâte immodérée et leur éternelle bousculade, quelqu’un qui l’écouterait demander ce dont il a besoin, qui une fois au moins daignerait témoigner de l’intérêt pour ses gesticulations de sourd-muet. Jamais personne n’a pris le temps pour cela depuis son arrivée, personne ne lui a permis de nouer une quelconque relation humaine. Sauf peut-être une seule… »
Budaï a remarqué une jeune femme à qui il manifeste son intérêt. Elle semble disposée à l’aider (naturellement, Budaï voudrait rentrer chez lui, retrouver sa famille). Malgré de nombreuses tentatives pour nouer un dialogue, il n’arrive pas à savoir son nom exact, Epépé n’étant qu’une façon phonétique de l’écrire parmi d’autres. A noter cependant que Ferenc Karinthy se joue de tous les pièges d’une telle narration puisque, lorsqu’il évoque cette personne avec un nom à l’orthographe si variable, le lecteur comprend parfaitement de qui il s’agit.
Un texte qui invite à l’interprétation. Critique des régimes totalitaires tels que Karinthy a connu en Hongrie, sans doute. Mais Karinthy va plus loin. Il a écrit ce roman en 1970, après un voyage au Japon. On imagine bien que pour un hongrois habitué au rythme de vie derrière le rideau de fer, le Japon a pu être perçu comme un monde peuplé d’humains ayant des comportements d’extra-terrestres. Alors que Budaï est allé jusqu’à imaginer que chaque personne avait son propre langage, il observe :
« Les danseurs ne se limitent pas à des couples de sexes opposés, mais on voit aussi des filles avec des filles ou des garçons avec des garçons. Ou plutôt il est difficile de parler de couples, tout le monde danse avec tout le monde et pourtant seul, chacun pour soi, dans un tourbillon, un chambardement général. On distingue d’ailleurs assez mal les sexes, certains garçons portent une chevelure longue et féminine et de nombreuses filles des pantalons. En outre on dirait que toutes les races, toutes les nuances du globe terrestre sont représentées ; ils se tortillent en convulsions, en une invraisemblable imbrication de leurs bras et de leurs jambes ils gigotent au rythme de la danse ou fauchent l’air autour d’eux. »
Budaï cherche continuellement à établir des contacts : dialogue de sourds. Tout se passe comme s’il était dans un film serbo-croate sans sous-titres.
« C’est un programme continu, tous les morceaux se ressemblent, tout au moins à ses oreilles. Rien que du rythme, presque pas de mélodie : des rythmes brisés, syncopés, envahissants, impudiques… »
Le roman comporte peu de dialogues. Normal, avec une telle situation. Lecture assez facile renforcée par un suspense de qualité. La difficulté avec le fantastique est de finir par retomber sur ses pieds. Karinthy s’en sort avec une légère touche d’espoir après un épisode particulièrement chaotique. Cette dernière partie ne m’a pas pleinement convaincu.