Les femmes n'ont pas de nom. Elles ont un prénom. Leur nom est un prêt transitoire, un signe instable, éphémère. Elles trouvent d'autres repères. Leur affirmation au monde, leur "être là", leur création, leur signature, en sont déterminés. Elles s'inventent dans un monde d'hommes, par effraction."
Cette phrase pourrait résumer le projet porté par Marie Darrieussecq, qui a choisi d'écrire la biographie d'une femme peintre aujourd'hui oubliée, méconnue : Paula Modersohn-Becker.
La sauver de l'effacement, rendre hommage à son talent, narrer sa courte - mais passionnante- existence aux côtés de ses amis artistes (Rilke en tête), telle est l'idée de ce livre au titre si poétique.
Il y a bien entendu, comme toujours chez Darrieussecq, dans son propos, une portée, une visée féministes. Celles de remettre à sa juste place ces femmes que l'histoire a snobées. Dire la force de leurs passions, leur courage à tenir tête aux discours des hommes et à leur volonté de reléguer l'art féminin à un projet mineur, secondaire, tout juste un passe-temps entre deux lessives.
Je ne suis guère férue du genre biographique, pourtant ce livre m'a conquise. Par son style déjà, encore : ces courts blocs de textes, petits paragraphes aérés, et autant de fulgurances au lyrisme retenu, empli d'images et de trouvailles formidables.
J'ai aimé partir à la découverte de qui fut cette femme, de sa vie vouée à la peinture, le cercle qu'elle fréquenta et avec qui elle échangea de nombreuses (et très belles) lettres dont rend compte, par bribes, l'auteur.
Néophyte en peinture, j'ai goûté les descriptions fines et subtiles de Darrieussecq qui sont toujours le prétexte dune exploration de la psyché de l'artiste. N'oublions pas que Darrieussecq est également psychanalyste, ce qui apporte à son discours sur l'art, la maternité, les combats féminins du début XXème une puissance sans égale.
Pourtant, l'auteur n'est pas dans la démonstration ou dans la revendication : par sa plume sensible et douce, elle dit seulement la vie et l'oeuvre de cette jeune allemande considérée - de manière posthume- comme l'une des plus importantes femmes peintres du siècle. Grâce à son important travail documentaire et de recherche, Darrieussecq exhume cette femme fascinante, lui redonne ses lettres de noblesse.
Comme dans toute vie, il est question de l'amour qui n'est jamais assez, de quête d'absolu artistique, d'amitié (celle qui la lie au couple Rilke / Clara), de voyages (à Paris, en Allemagne), et d'argent.. Ô la difficulté d'être une femme financièrement indépendante en 1900 !
Femmes du nouveau millénaire, nous ne devons pas oublier ce que nous devons à toutes celles qui se sont battues pour pouvoir s'exprimer librement, défendre leur position dans la société, hurler leur légitimité, la présence qu'une société patriarcale voulait leur dénier.
La puissance de la féminité, c'est aussi ce que veut dire Marie Darrieussecq - et surtout la beauté des femmes délivrées du regard des hommes, sans fard, loin de toute séduction - telles qu'en elles - mêmes. C'est ainsi que les peignait Paula Becker, ce qui lui valu les critiques les plus acides, le dédain le plus grand.
Être ici est une splendeur m'a touchée par son intelligence, sa modernité, sa sensibilité, qui nous donne envie de partir à la découverte de cette grande artiste dont le dernier mot prononcé - avant de succomber, à 31 ans, mère d'un bébé de 18 jours - fut Schade (dommage).
Ce qui donne à l'auteur l'occasion d'écrire ces quelques mots, qui en disent long sur le pouvoir, le but de l'écriture de ressusciter les oubliés, garder en vie et transmettre :
J'ai écrit cette biographie à cause de ce dernier mot. Parce que c'était dommage. Parce que cette femme que je n'ai pas connue me manque. Parce que j'aurais voulu qu'elle vive. Je veux montrer ses tableaux. Dire sa vie. Je veux lui rendre plus que la justice : je voudrais lui rendre l'être là, la splendeur.