C'est bien écrit, c'est truculent, c'est prétentieux, tout ça pour ça

Qu'est-ce que j'avais envie d'aimer ce bouquin. Un roman de fantasy bien écrit, c'est rare, un roman de fantasy francophone bien écrit, c'est encore pire. Quand un libraire m'a conseillé Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski, je n'en avais jamais entendu parler. Il m'a promis monts et merveilles et m'a juré que c'était "beaucoup mieux écrit" que la série dont j'étais venue acheter le tome suivant, que je trouvais il est vrai excessivement mal écrite (ou mal traduite, bon). Cette série, c'était Le Sorceleur.


Je me suis lancée, et je n'ai pas été déçue. Effectivement, cette écriture tient du virtuose, il y a une élégance légère qui n'en finit pas de se branler sur elle-même et qui convoque des références littéraires classiques en veux-tu en voilà (de tête comme ça, Yourcenar, Proust, Pascal, Musset, Racine, pour ce que j'ai pu repérer). Un vrai plaisir, truculent et épique, avec le sens de la formule et de la beauté, franchement prétentieuse mais on lui pardonne.


Ce que Jaworski fait le mieux, c'est le pictural. Il n'en finit pas de décrire la ville avec des hypotyposes grandioses par l'intermédiaire amoureux de son personnage principal et narrateur don Benvenuto, et l'un des passages les plus beaux du roman est la visite de la Salle des Requêtes, où sont exposés trois tableaux qu'il décrit longuement dans le plus pur style des Salons. Alors oui, évidemment, il y a des moments qui tiennent du conte comme j'ai pu le lire dans diverses critiques, et qui rappellent immanquablement l'univers du jeu de rôle dont est issu Jaworski, mais ce n'est rien en comparaison de ces longues descriptions des paysages ou des atmosphères. Elles prennent leur temps, au point qu'on pourrait même les qualifier de longueurs (sur mille pages, tu parles). Pour ma part, je ne suis pas fixée.


Ce qu'on appelle longueurs, ce serait peut-être plutôt ces longues narrations enchâssées, les "contes" justement, qui font gagner le texte en profondeur mais gardent un peu une dimension artificielle. Mais surtout, ce sont les adresses directes au lecteur, fréquentes dans le texte du début à la fin, qui mettent en place une sorte de faux pacte autobiographique à la sauce XVIIIe très malvenu. D'autant que, comme le faisait remarquer une copine, ces adresses gâchent un peu le plaisir de la fin.


Parlons-en, d'ailleurs, cette fin est un plaisir en elle-même et éclaire la lecture de tout le roman. Spoilers ahead pour toute le paragraphe suivant, donc.


La dernière page du roman, c'est un meurtre raté. Don Benvenuto se dit qu'il est quand même très possible que cette coupe que vient de recevoir son maître soit empoisonnée, et en bonnes lectrices de G.R.R. Martin que nous sommes, nous sachons que les réflexions embrumées d'un ivrogne en mauvaise posture ont toujours un fond de vérité. Or ce meurtre, Benvenuto, qui a passé tout le roman au service du Podestat, qui est revenu se jeter dans la gueule du loup pour le Podestat, qui hait le Podestat et qui pourtant reste jusqu'à ce moment l'homme du Podestat, ne l'empêche pas.
Du coup, son maître préfère prendre le risque de le tuer histoire de bien remuer le couteau. Ça se finit comme ça, et donc la lectrice avisée peut y voir une sorte de Lorenzaccio raté, Benvenuto n'a même pas préparé le meurtre, il ne s'est même pas raccroché à lui, il s'en contenté de ne pas l'empêcher, selon lui, par flemme. Il faudra revenir sur ce selon lui, mais ce qui est important pour l'instant c'est que Jaworski jusqu'à la fin refuse la rédemption à son anti-héros. La même copine évoque cette fois le sauvetage terrible de Clarissima Ducatore, quand la foule acclame celui qu'elle prend pour un héros. Encore une fois, le narrateur ne fait pas dans la dentelle et ne manque pas de nous souligner, au cas où on ne l'aurait pas saisie, l'ironie de ces hourras. Bref, jusqu'au bout, Jaworski refuse qu'on prenne son héros pour un héros. Est-ce que Benvenuto, forcé de boire la coupe et le poison qu'elle contient, meurt ? Oui, disent la structure du roman, l'ironie tragique, le Lorenzaccio bancal. Non, disent l'intégralité des passages qui ont mis en place le faux pacte autobiographique et qui veulent que le roman soit en fait un long témoignage écrit plus tard pour se venger du Podestat. On m'a enlevé le suspens. Je suis très frustrée.


Il y a une autre dimension dans le roman qui est intéressante mais qui, malheureusement, est mise en place de manière encore trop maladroite : l'effet G.R.R. Martin (ou Mallarmé si vous y tenez beaucoup). J'aime bien qu'on ne me souligne pas trois fois au feutre rouge ce que je dois déduire des indices laissés par l'auteur dans la trame d'un roman, et Jaworski a l'air de vouloir s'essayer à ces procédés que l'auteur du Trône de fer a maîtrisés jusqu'à donner lieux aux théorisations infinies qu'on connaît. Il semble avoir du mal à trouver l'équilibre entre l'explicite et le non-dit : parfois, j'ai été séduite par les sous-entendus qui laissaient deviner des pans entiers de son univers, sur la magie notamment, et d'autres fois, les déductions que devait faire le lecteur étaient péniblement expliquées pour être sûr qu'on suive bien. La description et l'explication du tableau de fra Albinello, par exemple, étaient un tour de force, avec le décryptage de sa symbolique hermétique, et j'aurais adoré voir ces principes plus appliqués dans le roman. Ils ne l'ont pas été assez à mon goût, mais enfin le tout fonctionne, et ça ne m'a pas empêchée de passer un bon moment.


Disons plutôt ce n'est pas ça qui m'a empêchée de passer un bon moment. Jean-Philippe, qu'est-ce qui se passe ? On saisit que ton personnage est raciste et homophobe, pourquoi tu éprouves le besoin de me tartiner du "moricaud" à chaque fois que tu parles d'un personnage noir ? pourquoi tu me listes toutes les deux pages trois synonymes différents du mot "pédé" ? (On note, de façon un peu surprenante, que le mot "fiotte" n'est omniprésent que dans la première moitié du roman, avant que Benvenuto ne quitte Ciudalia... Ensuite, il rencontre Eirin et il vire de l'homophobie décomplexée à la fascination complexée, ceci explique peut-être cela). Qu'est-ce que ton personnage principal a, exactement, contre son ennemi de toujours Dilettino, à part le fait qu'il est gay et un poil trop efféminé à son goût ? Pourquoi le Sapientissime est-il toujours décrit par le fait qu'il est sombre et ténébreux et obscur et dark et sombre et ténébreux ?
Je dis ça en rigolant, mais tu n'imagines pas la colère que j'ai ressentie en lisant le passage où, finalement, Benvenuto torture psychologiquement Dilettino sur ordre de son maître en lui faisait répéter après lui qu'il est "une petite merde", et, ensuite, "une pauvre tarlouze, don Benvenuto". J'étais vachement fâchée.


Ce n'est pas une nécessité narrative, ça. Page 963 sur 979, on sait que Benvenuto est une ordure, que c'est un antihéros et non pas un héros, qu'il n'est certainement pas pédé même s'il a été un peu trop séduit par deux elfes en goguette. Cette petite phrase où le trublion mais vaillant personnage principal force un homme gay emprisonné à reconnaître qu'il est "une pauvre tarlouze", c'est gratuit, c'est pour se faire plaisir.
Et puis il y a le viol de Clarissima. On m'a prévenue avant que je le lise : je savais qu'il arrivait, c'est peut-être pour ça que j'ai été en mesure de continuer ma lecture (à la différence d'Ilium : j'aurais bien aimé continuer, mais j'ai été prise par surprise par ce passage où le narrateur se rince l’œil sur une môme qui prend sa douche). Mais le viol n'est pas ce qui m'a interrogée : c'est son traitement. Le consentement de Clara, puis son refus, la question même du consentement, sont évoqués. L'auteur sait que c'est un viol. Le narrateur sait que c'est un viol : le violeur sait que c'est un viol. Le lecteur sait que c'est un viol. Et pourtant, par la suite, quand le viol sera de nouveau évoqué (souvent), il ne le sera pas comme un viol. Benvenuto a "baisé" Clara, il l'a "enculée", et d'ailleurs finalement est-ce que ce n'est pas un peu la faute de son vieux père puisque ce sont ses tentatives de la marier qui l'ont poussée à consentir à avoir une relation sexuelle vaginale avec Benvenuto pour se débarrasser de son pucelage ? Et d'ailleurs Clarissima c'est une "peste", le viol est clairement présenté comme punitif parce qu'après tout elle est bavarde et méchante et cruelle, parce qu'elle a quinze ans et qu'elle essaie de faire sa vie elle-même. Voilà.
Après le viol, sa représentation dans le roman change. Elle n'est plus un personnage agissant ; au mieux, elle agit dans les coulisses, elle ne parle plus ou à peine, Benvenuto l'a violée c'est chose faite, elle n'est donc plus sur le devant de la scène - sauf quand il s'agit de l'humilier et de la traumatiser plus profondément encore en lui imposant son violeur pour sauveur. Encore une fois, cf. ce qu'on disait plus haut, Jaworski s'assure qu'on ne prenne pas ça pour une rédemption, puisque le personnage la brutalise de nouveau en la sauvant. Répétitif, vous dites ? Mais voyons.


Il y a des éléments, discrets, très discrets (qui tiennent à un seul mot : "Clara", prononcé par son frère, et non Clarissima), qui poussent la lectrice agacée à se dire que ce n'est pas pas pur plaisir branlatoire que Jaworski a offert à ses lecteurs masculins le viol par sodomie d'un personnage féminin très jeune et très désagréable. On pourrait se dire, c'est un antihéros, il est méchant, il fait de méchantes choses, et on aurait raison.
Il y a ceci dit un passage qui remet la question sur le tapis.


Pour s'assurer le silence de Clarissima Ducatore, qui n'est pas ravie de s'être fait violer et qui pourrait salement se venger, et d'ailleurs j'aimerais que dans le prochain bouquin de Jaworski Clara soit l'héroïne et tue Benvenuto de la pire façon possible, histoire de me consoler un peu, notre antihéros réfléchit et prend une décision quant à la manière d'agir à privilégier.
Mais avant ça, l'auteur s'aventure dans une impasse narrative. Cette impasse narrative ne sert à rien : le passage est une sorte de contemplation de lui-même, de sa propre possibilité, une sorte de complaisance de l'auteur à tâter pendant un ou deux paragraphes une ligne narrative qu'il sait qu'il ne va pas adopter. Benvenuto examine ses options. Et la première, c'est de violer de nouveau Clarissima ("plus ou moins consentante"), de la battre et de la soumettre à son emprise physique et psychologique. Ce paragraphe est gratuit, n'a aucune conséquence dans la narration ; simplement, il fait contempler au lecteur mâle et hétérosexuel une belle référence à Sade sur le mode assumé de la violence misogyne et du viol. Et puis, l'air de dire je pourrais être une ordure mais je ne le suis pas seulement par esprit pratique, Benvenuto est dirigé par son auteur sur une piste narrative qui n'implique pas, elle, de violer une fille de quinze ans.


Puisqu'on parle du traitement des personnages féminins, disons juste très rapidement qu'il y en a trois d'importance dans ce livre, dont une qui n'apparaît jamais : Clarissima, la mère de Benvenuto, et la sorcière Lucinda. On se contentera de remarquer que ces trois seuls personnages féminins importants correspondent exactement aux trois archétypes des rôles féminins : la vierge, la mère, et la putain/femme fatale.


Dernier élément de cette critique, qui a achevé de faire perdre des points au roman pour moi : la grande révélation, celle qui est au cœur (exactement au centre !) du roman, qui explique tout, qui dévoile tout : la tragic backstory de don Benvenuto Gusefal, la raison pour laquelle il est devenu l'assassin le voleur le truand le violeur qu'on connaît :


celle pour laquelle il hait Le Macromuopo. Et cette raison, je n'ai pas pu m'empêcher de la trouver décevante. J'en attendais beaucoup, Jaworski nous a habitués à de l'horreur physique et psychologique, aux atrocités des magiciens, aux arcanes hermétiques, aux grandeurs picturales, bref au sublime et au grotesque... tout ça pour nous dire que si Benvenuto est devenu méchant, c'est parce que sa mère a posé nue devant un atelier d'artistes et qu'elle s'est tapé le peintre.


Inutile de vous dire que j'étais salement déçue. J'ai eu l'impression, à ce moment, que le roman manquait de psychologie, ce qui éclairerait peut-être les quelques obsessions malheureuses qu'on a pu remarquer plus haut.


Je voulais vraiment aimer ce roman, et jusqu'au bout j'ai essayé, et jusqu'au bout j'ai été séduite par le style mais déçue par le contenu qu'il sert pourtant si bien. Pour un roman excellemment bien écrit comme celui-là, à la structure très bien construite et au style intelligent, c'est peut-être faire preuve de trop d'exigence, mais je n'en ai pas l'impression, justement à cause de l'excellence de l'auteur. Jean-Philippe Jaworski nous entraîne dans l'univers de Ciudalia avec une puissance de démiurge, mais son entêtement à faire de son antihéros un complet salaud manque de finesse et finit par écœurer. On discernait pourtant une tentative pas si discrète de la part de l'auteur de le réhabiliter en faisant de ses raisons d'agir une enfance abandonnée, l'amour de sa ville et la loyauté envers son employeur. Le motif du salaud au grand cœur, en somme, qui ne fonctionne pas si bien qu'on aurait pu l'espérer. J'aurais bien aimé.

_laurine
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le 25 juil. 2020

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_laurine

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