On rentre dans Gagner la guerre comme on part en trekking. Il faut s’alléger le plus possible du poids des préjugés éventuels sur le genre parfois galvaudé de la fantasy, se préparer à de belles aventures et se laisser mener au gré des paysages variés et hauts en couleurs afin de pouvoir savourer de belles découvertes.
Ainsi harnachée, j’ai pu savourer les presque 1000 pages de ce roman sans aucun moment d’ennui. Jean-Philippe Jaworski prête une plume truculente et moirée aux aventures de son héros insolent Benvenuto Gesufal, émissaire malmené du podestat, haut comploteur machiavélique : Léonide Ducatore.
Après un incipit virtuose sur une galère où nous sommes entraînés au milieu de la guerre opposant la cité de Ciudalia, qui doit beaucoup à la République romaine, à la cité de Ressine, le héros tue sur ordre un officier de la République. L’auteur prend ensuite un plaisir un peu pervers à jeter son personnage dans des geôles putrides, à le défigurer – plusieurs fois !-, même à le ressusciter ( chut !) au court d’aventures plus palpitantes les unes que les autres où parfois se mêlent discrètement un peu de magie et beaucoup d’intrigues et de malversations politiques.
L’une des grandes qualités de ce roman est donc sa langue. D’une belle richesse, toujours précise sans être boursoufflée « Je me précipitai au jugé dans une forêt accidentée et inculte, encombrée de gaulis, de baliveaux, de ronciers et de rocailles. J’avais le plus grand mal à extraire mes pieds des barbelures des mûriers et des marigots de neige fondante ». L’auteur aime les mots, les choisit avec soin mais sans préciosité, et nous apprenons tout du langage de l’escrime, des galères, de la magie ou des armures des combattants. L’humour, omniprésent, est souvent un humour du langage : « Quoique toujours caressant, le lit ne me comblait plus de transports léthargiques. J’avais des vagues de fourmis dans les jambes. Mes draps bouchonnaient, mon oreiller creusait. Le meuble et moi, il nous restait encore de jolies perspectives matelassières, mais le beau de la passion était fini. »
Certains passages où le personnage interpelle le lecteur révèlent l’humour involontaire de ce narrateur insolent qui raconte sa vie truculente : « Vous croyez qu’on accouche d’un pavé pareil seulement pour l’agrément de cafarder ? » - mais l’humour de l’auteur, lui, est bien réel... Bien que truffé d’allusions à la cabale et utilisant les incontournables du genre (elfes subtiles, nains grossiers, sorciers sournois, sorcières antiques, dentier ensorcelé et âmes perdues…), le personnage apporte ainsi un déni comique à toute forme de merveilleux ; au moment où un elfe lui révèle la présence d’une âme perdue venue le tourmenter il s’exclame : « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Qui êtes-vous d’ailleurs ? » Le lecteur peut ainsi se laisser entraîner dans ce monde de légendes avec la caution de ce narrateur peu accessible aux mystères de l’esprit.
Mais la plus belle force de ce roman est peut-être son sens du rythme, son sens aigu du récit. Après l’événement fondateur de l’incipit, la narration se déploie en éventail, chaque péripétie puise sa source dans un événement précédent mais elle est liée étroitement à l’ensemble dans une belle architecture prenant tout son sens dans le dernier chapitre dont la résolution intervient après une scène d’apocalypse magistrale. Ainsi, happé par des scènes épiques où la magie devient de plus en plus prégnante, le lecteur arrive essoufflé à l’issue de ce périple haletant. Merci Jean-Philippe pour ce beau moment de littérature !
Jean-Philippe, que je connais depuis bien longtemps, a eu la gentillesse d’accompagner ma lecture par ses remarques précieuses qui m’ont fait tout autant rire que son roman. Ecrire aussi est une aventure m’a-t-il dit : « Je me suis embarqué dans ce roman comme dans un énorme périple, un pèlerinage bien louche dont je suis revenu avec une curieuse indulgence. »