Où l'on verra le héros s'introduire de force dans la famille de son patron...
Affolé de désir après trois mois d’abstinence dus à un séjour tout confort en geôles ennemies, Benvenuto Gesufal, assassin et maître espion d’un stratège de Ciudalia, encule la fille de son patron pour épargner son noble pucelage, un geste délicat qui lui vaudra quelques désagréments par la suite. Le chapitre, narré à la première personne comme tout le roman, se clôt sur « C’est ainsi que je m’introduisis dans la famille du Podestat ». Ambiance.
Commencé sous les bons augures de Janua Vera, son recueil de nouvelles présentant le Vieux Royaume, le roman Gagner la guerre débute par la description d’une bataille navale très bien détaillée et renseignée, meilleure selon moi à toutes celles du Déchronologue de Stéphane Beauverger. S’en suit une avalanche de surprises, de rebondissements, de combats, de fuites, d’esquives, de duels ainsi qu’une évasion spectaculaire qui restera dans les annales de la littérature d’aventure aux côtés du combat de d’Artagnan et ses amis dans les ruines d’un fortin lors du siège de la Rochelle, scène mémorable à laquelle il faut ajouter - pour compléter le panthéon des meilleurs combats - une des évasions de Pardaillan fils pendant laquelle il jette sur une foule de soudards des blocs de pierre arrachés au toit d’un hôtel particulier.
Voila pour les passages attendus dans un récit de fantasy. Néanmoins ces constatations sont loin d’épuiser les qualités du livre. Il faut tout d’abord saluer le maintien d’un ton ironique et même volontairement roublard chez le narrateur pendant mille pages. Sans compter le petit aperçu cité en début de critique, j’ai adoré l’humour subtil que l’on retrouve souvent là où on ne l’attend pas. Ainsi le nom d’une vieille famille noble de la faction ploutocrate est « Prevaricacce », ce qui ne peut manquer de faire penser à ce vieux terme juridique synonyme de vol : « prévarication ». L’origine scandaleuse de la fortune d’une famille aussi clairement indiquée ; moi, ça m’éclate ! Le texte fourmille de petites idées excellentes comme celle-ci.
Il faut ensuite causer de la cohérence du Vieux Royaume. Quand la présence d’elfes et de nains s’est précisée à Bourg-Franc, je ne cacherai pas que cela m’a un peu énervé. Je me suis dit : « pourquoi se sentir obligé de faire une énième resucée de Tolkien ? Un peu d’originalité, bordel ! » Et puis il m’a fallu reconnaître que Jaworski était doué. Il casse nos présupposés avec un elfe millénaire, fameux luron cocufieur et tricheur en diable. Rien à voir avec Galadriel. Il réussit d’ailleurs à rendre la différence d’âge bien plus poignante et crédible que chez Tolkien avec deux statues et le récit d’une bataille bicentenaire au petit matin dans un bouge infâme.
Et Ciudalia ! Ah, Ciudalia ! La République en expansion, la ville méditerranéenne, l’aimée de Gesufal qui se sent dépérir loin d’elle ! C’est une réussite indéniable. L’architecture est splendidement rendue : le lecteur se repère sans plan dans l’enchevêtrement de ses quartiers nobles, antiques ou racailles. Son histoire est l’objet de nombreux dévoilements et le souci de reconstituer les différentes classes sociales va jusqu’à l’invention d’un argot de voleur très convaincant et rafraîchissant. De nombreuses inventions descriptives sont magnifiques comme l’atelier d’un peintre logé dans une ancienne caserne des chevaliers-prêtres du Resplendissant, ce qui justifie la présence d’une immense baie vitrée.
On pourrait en rester là. Mais ce serait passer à côté du meilleur. Ainsi il faut saluer l’ambition avec laquelle Jaworski s’est ingénié à créer un système politique crédible et foisonnant. En mêlant des noms romains de grades militaires et politiques (le Sénat, la clientèle d’une grande famille, le grade de « centenier » qui correspond à « centurion ») à des institutions politiques spartiates (les deux rois en même temps) ou athéniennes (l’ostracisme, la politique d’expansion maritime), l’auteur réussit à créer un univers cohérent dans lequel les intrigues de palais de style vénitien s’intègrent parfaitement. On se bat à la rapière et à la dague comme pendant la Renaissance italienne, des musiciens jouent des sérénades et des spadassins portent des masques comme à Florence… C’est l’ensemble de l’âme méditerranéenne qu’a convoqué Jaworski pour faire vivre Ciudalia ! Il nous est même proposé de réfléchir à la nature du pouvoir et de la manière de le conserver grâce à l’invention d’un érudit fictif qui aurait consigné l’équivalent du Prince de Machiavel dans le monde inventé de nos héros… Intention louable mais qui m’a laissé sur une frustration terrible, ayant imaginé que cela aurait une importance plus grande dans le récit, comme chez A. Damasio.
C’est d’ailleurs la seule limite du livre : ne pas aller au bout de ses idées. Son argot des voleurs est bien mené mais insuffisamment exploité. Pourquoi ne pas amplifier son usage dans la structure même de la narration ? Ses réflexions théoriques sur la nature du pouvoir aurait pu mener à une confrontation épique d’orateurs dans la chambre des Cent-dix au lieu d’une passe d’arme avec un vieillard dans une chambre poussiéreuse…
Dans le même registre, certains personnages auraient mérité un développement un peu plus profond comme le pote de Phalange ou la fille du Podestat qui ont pourtant une influence considérable sur le comportement de Benvenuto…
Gagner la guerre reste malgré tout un des meilleurs romans de fantasy qu’il m’ait été donné de lire. Je l’ai évidemment dévoré trop vite, y grillant quelques points d’acuité visuelle, et le plus beau compliment que je puisse lui décerner, c’est il m’a conforté dans l’idée que la fantasy est une des régions de la littérature française les plus ambitieuses et exigeantes en ce moment, tant au niveau du travail sur la langue que des réflexions politiques.