Ainsi donc, la fantasy française peut s’enorgueillir de titres émérites, encore que le qualificatif soit faible : car comme La Horde du Contrevent paru cinq ans plus tôt, Gagner la guerre est un petit bijou fait d’un alliage rare et précieux, celui du récit sillonnant hors des sentiers battus, écrivant sa propre légende d’une plume merveilleuse, coupable de vous happer d’un bout à l’autre sans jamais, ô grand jamais, céder aux sirènes du commun.
Cette bénédiction, nous la devons à un auteur ayant d’abord fait ses armes dans le jeu de rôle (Tiers Âges, Te Deum pour un massacre...) : Jean-Philippe Jaworski. En ce qui concerne la littérature, tout commença avec une nouvelle, Juana Vera, qui inaugurait l’univers du Vieux Royaume... et préfigurait donc du présent Gagner la guerre. À l’instar de Damasio, ce romancier féru d’Histoire arbore et use d’un style inimitable, au risque de tendre à l’imbitable : verbeux, ampoulé et (à sa manière) esthétique, le roman verse dans une teneur fastueuse n’évoquant que trop bien le tableau de la Renaissance italienne, elle qui compose (avec d’autres prismes) en grande partie son identité.
De facto, l’élégante singularité du roman réside justement dans son amalgame improbable : le spectre de la grande Florence, le récit de cape et d’épée et, enfin, un savant zeste de sombre fantasy. Puis vient bien sûr, en guise de chapeau saisissant, la narration à la première personne que nous concocte Gesufal don Benvenuto : un gredin de la pire espèce, encombré de peu de scrupules et se parant d’une verve contagieuse. Car le bougre, outre sa qualité d’acteur central, se veut conteur de génie : un état de fait évoquant notamment son passif d’artiste en herbe, chose que Jaworski laissait subtilement deviner via ses capacités d’observation, d’analyse et de découpage... dans tous les sens du terme !
Il y aurait tant à dire, encore que son ouverture et sa conclusion pourraient parfaitement en résumer la maestria : d’abord l’entourloupe, le coup fourré nous démontrant, sans que nous ayons pu le voir venir, la roublardise d’un personnage imprévisible. Enfin, l’apogée lasse, attentiste et jubilatoire qui se verra elle-même contrée, le pied de nez adressé à don Benvenuto et nous autres lecteurs acoquinés à l’assassin nous laissant... cois. Plus généralement, Gagner la guerre a pour mérite de se faire un devoir d’échapper à tout manichéisme, l’ambivalence et le cynisme de son spadassin fétiche tombant alors sous le sens : mais dans le sillage d’un Bucefale Mastiggia tombé en martyr, en dépit de sa stature « traditionnellement » noble, les révélations et tout le jeu d’influence politique que tissera l’intrigue n’auront de cesse de nuancer à l’infini le schmilblick.
Entre faux-semblant, calculs et sournoiseries consommées, Gagner la guerre se veut torturé comme pragmatique dans son approche des relations, et conflits, animant la République de Ciudala. Le regard mordant et, d’une certaine façon, désabusé de Benvenuto confine ainsi au savoureux, quoique teinté d’une amertume ayant trait au désenchantement d’un univers pourtant « magique ». Là est d’ailleurs l’autre trait parachevant le brio du roman, celui-ci usant avec une parcimonie rare comme intelligente du surnaturel, son rôle d’outil primant en ce sens dans les grandes largeurs sur celui, plus enjôleur, du mythe, du salvateur.
Gagner la guerre parvient ainsi, chemin faisant, à nous en faire voir de toutes les couleurs : il nous déride, surprend, choque et, paradoxalement, émerveille, sa brutalité viscérale y côtoyant élans poètes, assauts stylisés et meurtres méthodiques. D’aucuns diraient qu’un tel écrin, il est vrai alambiqué par bien des aspects, relèverait en réalité d’un onanisme intellectuel ostentatoire : de fait, pareille œuvre hors-norme se risque à laisser sur le carreau une partie de ses lecteurs... quant à nous autres, il ne nous reste plus qu’à en réclamer davantage.