Gagner la Guerre est un de ces miracles littéraires qui reconfigurent ce que j'attends d'une lecture. C'est clairement établi des les premiers chapitres. Don Benvenuto, l'assassin sans scrupule qui apparaissait déjà en narrateur d'une des nouvelles de Juana Vera, est dans une belle galère, littéralement. Son patron, le podestat (mot inventé pour une sorte de Premier Ministre) Ducatore, l'a envoyé à la guerre pour remplir un ou deux contrats pendant que la flotte de Ciudalia bataille avec Ressine.
Seulement voilà, Benvenuto, il n'a pas le pied marin. S'il remplit sa mission, c'est en dépit d'un mal de mer permanent. Sans compter qu'il se fait méchamment rosser. Il n'y pas que Benvenuto qui a le mal de mer. Moi aussi.
Jean-Philippe Jaworski avait déjà étalé son lyrisme et son vocabulaire assez spectaculaires auparavant. Là, il enfonce le clou. Ses descriptions, euh, fluides, des nausées de son héros, sont d'impossibles combinaisons de précision médicale, métaphores inventives et clarté stylistique. Oubliez le lyrisme, par contre. Sur le pont supérieur de mon bus londonien, j'avais l'impression de naviguer sur une mer déchaînée, et je dus occasionnellement faire une pause et baisser le Kindle, pour fixer l'horizon de mes yeux, et mon petit déjeuner dans l'estomac. Ensuite, il en remet une couche, comme Benvenuto raconte ses souffrances sous la torture, l'emprisonnement et la privation. Tout est narré par l'assassin, ce qui permet à l'auteur de se donner à coeur-joie aux expressions crues, ainsi qu'à des créations argotiques imagées et souvent drôles. Apres cette ouverture de choc, on revient à Ciudala et sur d'autres terrains connus des lecteurs des nouvelles du Vieux Royaume. L’épopée de Benvenuto Gesufal s'inscrit alors dans le registre plus traditionnel de l'aventure et de l'intrigue, mais le style reste hors-norme, avec une précision dialectique simplement diabolique, qui vous force à sortir le dico et rescussite dans votre mémoire tous ces mots de français dont vous ne vous rappeliez plus l'existence.
J'en ai déjà bien trop dit sur le style. C'est ignorer les personnages, l'univers, et l'intrigue. Et ça ne fait aucune justice au roman. Le style, c'est peut-être l'accroche, mais finalement, ce qui m'a définitivement cloué, c'est l’infaillibilité du scénario, pourtant ancré dans le réalisme et raisonnablement complexe. Chaque personnage a ses motifs, ses forces, ses faiblesses. Même Leonide Ducatore, cette figure tyrannique, homme politique génial qui n'est pas sans rappeler le Vetinari de Pratchett, se révèle un personnage humain et mortel. L'incroyable richesse du monde, son histoire, son architecture, sa géographie, se dessine pratiquement sous vos yeux, sans le moindre accroc, mélange savamment jaugé de beauté et de laideur, d'action et de calme, de pauvreté moyenâgeuse et de bling-bling royal, de réalisme historique et de fantaisie elfique.
Que dire de mal? On ne peut même pas accuser Jaworski de ressasser. Oui, il s'inspire de notre histoire, vraie et imaginaire, mais son roman est contemporain. La main ferme des élites sur la populace, les manigances politiques, le cours corrompu de la justice, les valeurs oubliées en faveur de l’égoïsme. Autant de thématiques que l'on sent inspirées de notre monde à nous. Jaworski nous met dans la peau de vrais enfoirés, qui ne se cachent pas de l’être. On croit en mesurer les conséquences, on pense qu'ils vont payer, ce que souvent, ils font, contraints et forcés, mais que ne ferait-on pas, pour gagner la guerre?
Comme ça va facilement être mon bouquin préféré de l’année, et c'est aussi mon nouveau bouquin préféré en langue française originale, je crois qu'il méritait cette longe éloge ^^
Je l'ai rangé en troisième place dans mon top 10 bouquins actuel, derrière Seconde Fondation (Asimov) et L'Empereur Dieu de Dune (Herbert). Je m'emballe peut-être un peu, je sais pas... Mais c’était quand même exceptionnel.