Et son œuvre complète :
Extrait : Comment Frère Jean des Entommeures défendit le clos de l’abbaye de Seuillé
En l’abbaye estoit pour lors un moine claustrier nommé frère Jean des entommeures, jeune, guallant, frisque, de hayt, bien à dextre, hardy, adventureux, deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau despecheur d'heures, beau desbrideur de messes, beau descroteur de vigiles, pour tout dire sommairement, vray moyne si oncques en feut depuys que le monde moynant moyna de moynerie. Au reste, clerc jusques es dents en matiere de breviaire.
Entendant le bruit que faisaient les ennemis par le clos de leur vigne, sortit hors pour voir ce qu'ils faisaient, et avisant qu'ils vendangeaient leur clos auquel était leur boire de tout l'an fondé, retourne au chœur de l'église où étaient les autres moines, tous étonnés comme fondeurs de cloches , lesquels voyant chanter ini, nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, num, num, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne, no, o, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num, num : « C'est, dit-il, bien chien chanté. Vertus Dieu ! que ne chantez-vous : Adieu paniers, vendanges sont faites ? je me donne au diable s'ils ne sont en notre clos, et tant bien coupent et ceps et raisins qu'il n'y aura, par le corps Dieu ! de quatre années que halleboter dedans. Ventre saint Jacques ! que boirons-nous cependant, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, da mihipotum ! «
Lors dit le prieur claustral : « Que fera cet ivrogne ici ? Qu'on me le mène en prison. Troubler ainsi le service divin ! «
« - Mais, dit le moine, le service du vin , faisons tant qu'il ne soit troublé, car vous-même, monsieur le prieur, aimez boire du meilleur si fait tout homme de bien. Jamais homme noble ne hait le bon vin c'est un apophtegme monacal, Mais ces répons que chantez ici ne sont, par Dieu ! point de saison. ( ... ) Écoutez, messieurs, vous autres qui aimez le vin : le corps Dieu, si me suivez ! Car hardiment que saint Antoine m'arde si ceux tâtent du plot qui n'auront secouru la vigne ! Ventre Dieu, les biens de l'Église
Ce disant mit son grand habit et se saisit du bâton de la croix, qui était de cœur de cormier, long comme une lance, rond à plein poing et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon, mit son froc en écharpe et de son bâton de la croix et donna si brusquement sur les ennemis, qui, sans ordre, ni enseigne, ni trompette, ni tambourin, parmi le clos vendangeaient,-car les porte-guidons et porte-enseignes avaient mis leurs guidons et enseignes à l’orée des murs, les tambourineurs avaient défoncé leurs tambourins d’un côté pour les emplir de raisins, les trompettes étaient chargées de moussines, chacun était dérayé-, et il choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu’il les renversait comme porcs, frappant à tort et à travers, à vieille escrime. Aux uns écrabouillait la cervelle, aux autres rompait bras et jambes, aux autres délochait les spondyles du cou, aux autres démoulait les reins, avalait le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents en la gueule, décroulait le somoplates, sphacelait les grèves, dégondait les ischies, débezillait les faucilles.
Si quelqu’un se voulait cacher entre les ceps plus épais, à icelluy freussait toute l’arête du dos et l’érénait comme un chien. Si aucun sauver se voulait en fuyant, à icelluy faisait voler la tête en pièces par la commissure lambdoïde. Si quelqu’un gravait en un arbre, pensant y être en sûreté, icelluy de son bâton empalait par le fondement. Si quelqu’un de sa vieille connaissance lui criait : « Ha ! frère Jean, je me rends ! -Il t’est (disait-il) bien force ; mais ensemble tu rendras l’âme à tous les diables » Et soudain lui donnait dronos. Et, si personne tant fut épris de témérité qu’il lui voulut résister en face, là montrait-il la force de ses muscles, car il leur transperçait la poitrine par la médiastine et par le cœur. A d’autres donnant sur la faute des côtes, leur subvertissait l’estomac et mouraient soudainement. Aux autres tant fièrement frappait le nombril qu’il leur faisait sortir les tripes. Aux autres parmi les couillons perçait le boyau cullier. Croyez que c’était le plus horrible spectacle qu’on vit oncques.
Les uns criaient : « Sainte Barbe », les autres : « Saint Georges ! », les autres : « Sainte Nitouche ! », les autres : « Notre Dame de Cunault ! de Laurette ! de Bonnes Nouvelles ! de la Lenou ! de Rivière ! », les uns se vouaient à saint Jacques ; les autres au saint suaire de Chambéry, mais il brûla trois mois après, si bien qu’on ne put en sauver un seul brin ; les autres à Cadouin ; les autres à saint Jean d’Angery ; les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mesme de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Cinais, aux reliques de Javrezay et mille autres bons petits saints.
Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir. Les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : « Confession ! Confession ! Confiteor ! Miserere ! In Manus.Tant fut grand le cri des navrés que le prieur de l’abbaye avec tous ses moines sortirent, lesquels, quand aperçurent ces pauvres gens ainsi rués parmi la vigne et blessés à mort, en confessèrent quelques-uns. Mais, cependant que les prêtres s’amusaient à confesser, les petits moinetons coururent au lieu où était frère Jean et lui demandèrent en quoi il voulait qu’ils lui aidassent. A quoi répondit qu’ils égorgetassent ceux qui étaient portés par terre. Adonc, laissant leurs grandes capes sur une treille au plus près, commencèrent égorgeter et achever ceux qu’il avait déjà meurtris.
Rabelais Gargantua 1534 chap XXV