Chaque fois que je relis Gatsby, c’est la même chose. Je me sens pris d’une grande affection pour l’écrivain courageux qui a tenté de faire ce livre – et qui, pas la peine de le cacher, a échoué, pour la limpide raison qu’il s’agit là d’un livre impossible à réussir. C’est un projet trop ambitieux compte tenu des moyens ridiculement modestes de la littérature. Or Scott Fitzgerald s’en sortirait presque la tête haute – parfois même il dépasse toutes nos attentes, il trouve des chemins secrets et inattendus. Il échoue, d’accord, mais avec un panache que je ne cesserai jamais d’admirer.
Que raconte son roman ? L’histoire d’un jeune homme, pauvre, qui s’enrichit dans le seul but de séduire une femme riche. Comme il vient d’une famille très modeste, les moyens qu’il a à sa disposition pour s’enrichir ne sont pas les moyens légaux. Et puisque le roman se situe à l’époque de l’Amérique prohibitionniste, il se fera bootlegger – trafiquant d’alcool. Jusque là, rien à redire.
Or maintenant, quelle est la conclusion de ce roman ? Le jeune homme – qui se fait appeler Gatsby – prend douloureusement conscience qu’il ne suffit pas d’amasser beaucoup d’argent pour devenir riche – et donc pour épouser la jeune fille – qui elle s’appelle Daisy. La richesse – celle qui est innée – se manifeste par une foule d’autres détails que Gatsby, malgré toute sa bonne volonté, ne parviendra pas à assimiler. En d’autres termes, on nait riche, on ne le devient pas. Voilà la leçon très banale de cette histoire. Les héritiers savent tenir les nouveaux riches à distance – ils les reconnaissent et les méprisent. L’argent s’acquiert à la limite, s’il on est chanceux ; la désinvolture que donne l’argent acquis sans effort – jamais. De ce jamais, Scott Fitzgerald fait un grand roman d’amour. D'amour impossible, bien sûr. C'est kitsch à souhait mais c'est comme ça.
Ce qui est important à dire, c’est que cette histoire est écrite avec une grande économie de moyen et une virtuosité hors-norme. Cette virtuosité est perceptible à plusieurs niveaux. Cette histoire est racontée par un narrateur qui en a été un acteur secondaire et réticent. « J’avais eu mon content de ces expéditions débridées qui vous offrent des aperçus exceptionnels sur le cœur humain », nous dit-il, du moins dans la traduction de Philippe Jaworski, celle-là même qui est récemment passée en Pléiade. Il nous mènera donc dans ces marécages avec une évidence mauvaise volonté, mais sans traîner la patte pour autant – au contraire, en se hâtant d’autant plus vers le dénouement de cette histoire que celui, dramatique et théâtral, le dégoûte et le hante à la fois. Ce double mouvement dans la narration – hâte et réticence – donne à ce court roman son style unique, heurté et incisif, doux et brutal à la fois : formules à l’emporte-pièce permettant d’esquisser un personnage en une ou deux phrases ; zones d’ombres que le narrateur se refuse à explorer, mais qui en sont d’autant plus fascinantes ; expressivité folle, intense, exorbitée ; tentative de faire de chaque phrase un condensé de sens mais sans jamais donner le sentiment d’un trop-plein, d’un surplus d’informations. C’est en cela aussi que ce roman est impossible – l’auteur jongle magnifiquement avec des contradictions indépassables. Parfois bien sûr, toute son adresse, toute sa dextérité n’y font rien, et les boules qu’il fait voleter dans les airs tombent pesamment sur le sol. Rien n’est plus touchant, rien n’est plus beau que de le voir, les sourcils froncés, ramasser ses balles et se remettre à jongler. Il faut lire ce roman et faire de son mieux pour l’aimer.
Il faut également faire de son mieux pour en aimer le personnage principal – celui qui donne son nom à toute cette histoire. L’amour que le lecteur parviendra à ressentir pour Gatsby, l’empathie avec laquelle il entrera en résonance avec lui, l’admiration et la pitié qu’il aura pour lui sont la clé de ce roman. Or cette empathie, à partir d’un certain point, est rendue impossible par l’auteur lui-même. Gatsby ne cesse de décevoir – il faut l’aimer quand même. Gatsby cherche à effacer l’origine de sa fortune – quelques coups de fil permettent de déceler qu’il n’est qu’un vulgaire escroc. Gatsby prétend qu’il est allé à Oxford – mais aucun des anciens étudiants de cette vénérable institution ne se souvient de lui. Gatsby veut réunir à ses fêtes la meilleure société – elle le boude obstinément. Quand Daisy, le phare verdoyant de cette histoire, foule enfin les pelouses de son faux manoir normand, rien n’y fait – elle trouve tout cela terriblement vulgaire et Gatsby est rappelé à sa condition et à son hybris. Il se dissout. Il n’a jamais été autre chose que son rêve de devenir autre. Scott Fitzgerald exige de nous l’impossible : que l’on aime un personnage qui n’existe pas. À la parution du livre, les critiques ne lui ont pas pardonné. Je voudrais bien que l'on fasse preuve de davantage d’indulgence.
Il y aurait mille autres choses à dire sur ce roman. Mais comme la pire faute d’une critique est de s’éterniser, je vais m’arrêter là. J’espère que ces quelques considérations rapides – et maladroites, je le crains – auront donné à quelques uns, quelques unes, l’envie de se plonger dans le courant tumultueux de ce texte. Une dernière chose peut-être – encore une impossibilité. The Great Gatsby est une œuvre expérimentale. Au détour de chaque phrase, avec témérité et sans faux-semblants, son auteur cherche une forme. Mais c’est aussi – dans sa trame, dans son imaginaire borné – une œuvre purement hollywoodienne. Un homme remue ciel et terre pour attirer une femme à lui – voilà un pitch dont le cinéma n’a pas fini de se délecter. Or comment un écrivain, aussi talentueux fût-il, peut-il concilier scénario bassement hollywoodien et pure recherche formelle ? La réponse est simple : il ne peut pas. Mais c’est la tentative qui est belle.