Rarement naissance d'un écrivain ne sera advenue avec une telle grâce. Quand en 2017, à l'âge de 25 ans, Elisa Shua Dusapin, franco-coréenne grandie en Suisse, a publié son premier roman, peu de critiques et de lecteurs s'y sont trompés qui ont tous salué la délicatesse de ce récit - couvert de prix amplement mérités.
Une délicatesse qui m'a semblée assez typique de l'imaginaire extrême-oriental tel que je l'ai découvert et aimé dans certains romans tels que Le restaurant de l'amour retrouvé ou Le Brocart.
L'histoire nous embarque pour un voyage dépaysant dans une petite station balnéaire de Corée du Sud, Sokcho. Une ville de pêcheurs perdue au fin fond de nulle part et où le lecteur va rencontrer la narratrice (franco-coréenne comme l'auteure) qui officie dans une sorte de pension de famille où elle gère réservations et repas des hôtes. Un poste d'observation idéal pour un écrivain !
Le lecteur appréciera de se laisser égarer dans les descriptions poétiques et pittoresques de cette petite ville portuaire, prise dans un hiver rigoureux. La jeune femme, qui entretient une relation aux relents toxiques avec sa mère (qui m'a évoqué le film Mother qui campe également un personnage qui dort avec sa génitrice) va se prendre de curiosité pour un de ses hôtes, Yann Kerrand, un dessinateur normand venu puiser l'inspiration pour son oeuvre à venir. Avec un mélange de méfiance, de désir et d'admiration, la jeune fille (plutôt taiseuse et d'âge incertain) va peu à peu se rapprocher de l'artiste, l'espionnant lors de ses travaux par l'embrasure de la porte avec une sensualité tout en suggestions.
Elisa Shua Dusapin manie l'art de suggérer comme bien peu : par petites touches délicates, comme on imagine un calligraphe caressant le papier pour donner vie aux mots, l'auteure nous dit la pudeur du désir, l'envie d'être croquée, la volonté de devenir une oeuvre d'art (car immortelle), et d'être une source d'inspiration. La narratrice aimerait être pour Kerrand une flamme pour son esprit - une muse, en somme. Le chassé-croisé que se livrent ces deux êtres sauvages ne manque pas d'élégance et de pudeur. Leurs échanges sont pleins de non-dits singuliers qui font confiance au lecteur pour lire entre les lignes et les silences ce désir qui se passe de mots.
La jeune auteur excelle également dans le réalisme des descriptions gastronomiques, dans cette manière si vive et charnelle de dire l'art de la préparation du fugu ou de la seiche farcie. Les gourmets se régaleront à ces évocations subtiles qui font venir l'eau à la bouche avec une exquise facilité.
Profonde réflexion métatextuelle sur la création artistique (sur l'image et la lumière notamment et dont la fin rappelle la nouvelle de Yourcenar Comment Wang Fô fut sauvé), Hiver à Sokcho est un poignant hommage à l'art de vivre et à la cuisine sud-coréenne. Ce roman est aussi une ode magnifique aux traditions ancestrales passées d'une génération à l'autre, et à la tradition orale des contes dont il est plusieurs fois fait mention.
Un récit ramassé d'une grande richesse, parfaitement maîtrisé tant sur le fond que sur la forme, qui brosse le portrait d'une héroïne mélancolique et sensible aux prises avec son désir et la soif de s'aimer (et d'être aimée) pour ce qu'elle est.
Un petit opuscule d'une grâce infinie et d'une humilité folle - une perle, pêchée quelque part dans les mers froides d'un hiver à Sokcho.
Immanquable !