Assez déçue par Meursault, contre-enquête, j'avais raison de croire encore en cet écrivain : Houris est, une fois n'est pas coutume, un prix Goncourt largement mérité.
D'abord à cause de son courage. Bravant le scandaleux article 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale punissant d'emprisonnement et d'une amende pouvant aller jusqu'à 500 000 DA tout algérien faisant allusion à la guerre civile de 1992 à 2002 opposant l'Etat aux islamistes criminels massacrant les civils, Daoud fait porter à ses personnages le poids d'un passé qu'on cherche à effacer. La première narratrice, enceinte et sur le point d'avorter, s'adresse à sa « houri », son bébé qu'elle ne veut pas mettre au monde. Rescapée enfant d'une tentative d'égorgement par un barbu qui a massacré toute sa famille, elle porte déjà dans son corps le signe de son malheur: sa cicatrice que chacun voit et voudrait effacer avec elle. Le second narrateur aussi porte les séquelles de l'islamisme dans son corps et ne cesse de rappeler à la jeune fille qu'il rencontre par hasard toutes les morts qu'on voudrait faire oublier: chaque chiffre donné au hasard renvoie à un massacre, avec les lieux, le nombre exact de morts puisque les chiffres ont été minimisés - on était déjà rentré dans une époque où les médias faisaient ou défaisaient les tueries, les génocides, en dehors de toute réalité. Libraire contraint par l'islamisme de ne vendre que des livres de cuisine et le Coran, il est comme la mémoire vivante de l'horreur et sillonne les routes algériennes où il rencontre cette autre preuve vivante du massacre.
Ensuite, le roman est superbement écrit. Les phrases suivent la vie intérieure des narrateurs et le fait d'avoir pris comme destinataire un fœtus est particulièrement efficace: privée de parole ( ses cordes vocales ont été abîmées) et de possibilité de transmettre une mémoire, la parole de la jeune femme ne peut s'adresser qu'à une vie condamnée avant de naître, elle qui pense être morte le jour où les fanatiques ont essayé de la tuer alors qu'elle avait cinq ans.
Daoud nous fait ainsi vivre l'impossible survie de ceux qu'on a essayé d'éliminer, ceux qui voulaient vivre normalement, les femmes qui voulaient travailler, les hommes qui voulaient lire, les paysans dont on convoitait les maigres possessions et les jeunes filles; on les a fait vivre auprès de leurs bourreaux, ces barbares sous développés qui haïssent la vie, la beauté, la liberté, sans possibilité pour eux de témoigner, de se défendre, de dénoncer les violences qu'ils ont subies et dont le récit confine au fantastique.
Un roman qui célèbre la vie en se souvenant de la mort, qui célèbre les femmes et leur force contre toutes les tentatives de les supprimer, de les exploiter, de les asservir. Un livre nécessaire quand d'aucuns laissent les mêmes barbares regagner du terrain, dans leur naïveté de nantis qui se croient protégés par une démocratie toujours plus fragile; elle ne s'écroulera pas, mais donnera du pouvoir aux artisans de la haine qu'ils répandent petit à petit comme une peste sur toute la planète.