Dans les années 1990, dites « décennie noire » en Algérie, une guerre civile opposait le gouvernement, appuyé par l’armée, à divers groupes islamistes, faisant deux cent mille morts et disparus et déplaçant un million de personnes. Touchant particulièrement les villages, parfois entièrement décimés, des massacres d’une sauvagerie et d’une ampleur inouïes étaient commis à l’arme blanche contre les civils, hommes, femmes et enfants. Seules quelques jeunes femmes échappaient provisoirement à la boucherie pour servir d’esclaves sexuelles.
Pour mieux rendre compte de ces horreurs que l’État algérien entend effacer purement et simplement des mémoires en s’appuyant sur la loi d’amnistie votée en 2005 – quiconque ouvre la bouche sur cette période s’expose à une peine de trois à cinq ans de prison –, le journaliste algérien Kamel Daoud a choisi de nous entraîner sur les pas de quelques personnages, qui pour être fictifs, n’en reflètent pas moins la tragique vérité historique.
Ainsi, partant de l’attaque qui, dans les montagnes de l’Ouarsenis la dernière nuit de 1997, a tué et dépecé le millier d’habitants du village de Had Chekala, l’auteur donne la parole à une survivante imaginaire qui, vingt-et-un ans après l’atroce assassinat de tous les siens, peine à vivre avec ses épouvantables séquelles, sa peur et son traumatisme, pendant que, d’amnésie collective en mensonges d’État prétendant protéger la paix pour les générations futures, le gouvernement algérien s’enferre dans le déni de justice depuis qu’il a légalisé l’impunité de ces crimes contre l’humanité.
Aube avait cinq ans quand tout a basculé. Seule rescapée du massacre des siens et de son village, elle ne doit son salut qu’à la trop grande hâte de son égorgeur qui l’a laissée pour morte, les cordes vocales tranchées et un « sourire » sanglant de presque dix-sept centimètres sous le visage. Désormais quasiment muette, balafrée d’une oreille à l’autre et ne respirant qu’au moyen d’une canule, elle est par-dessus le marché régulièrement victime d’agressions, ses cicatrices plus volontiers attribuées aux violences visant régulièrement la prostitution qu’aux crimes de la guerre civile et des années de plomb.
Elle qui, bien loin d’en avoir fini avec la violence, subit encore celle réservée quotidiennement aux femmes dans un pays où, « lorsqu’une femme n’appartient à aucun homme, père, frère, mari, ni même à son fils, on la surnomme ‘’errante’’, les hommes parlant d’elle comme d’un terrain vague, une propriété qui saigne une fois par mois, une pièce de monnaie déterrée au sol, un butin », tremble depuis que, célibataire, elle est tombée enceinte. Décidée à avorter – comment jeter une petite fille de plus dans cet enfer auquel se résume sa vie ? –, elle s’adresse à l’embryon de celle qu’elle appelle Houris dans un récit de son histoire et de son triste prolongement jusqu’à aujourd’hui et, ayant entrepris de retourner dans le village de son enfance, y constate avec effroi l’oubli forcé des morts restés sans cimetière, entre statistiques minimisées, rumeurs et récupérations diverses, enfin afflux de milliers de vrais et faux rescapés réclamant des aides au nom d’une invérifiable parenté avec les disparus.
Alourdi par les longueurs et les répétitions à mesure qu’il égrène l’infinie et terrifiante litanie des différents massacres et qu’il ressasse l’impossibilité de construire un avenir sur l’effacement de la mémoire, le texte comme halluciné mais implacablement précis et documenté impressionne bien moins par la qualité de sa fiction un peu trop ligotée à la fastidieuse sécheresse des chiffres, que par sa courageuse dénonciation, là-bas pénalement répréhensible, d’un sujet institutionnalisé tabou en Algérie. Pas forcément un immense roman donc, mais un vrai et nécessaire cri de colère pour la mémoire des victimes tuées une seconde fois par le déni et l’oubli.
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