Koriba est un des fondateurs de Kirinyaga, un monde utopique où les traditions du peuple kikuyu sont respectées à la lettre. Lui-même est le mundumugu, le gardien des coutumes, et il s'échine à faire respecter son mode de vie à son propre peuple.
Les Kikuyu sont une ethnie de l'actuel Kenya, au même titre que les Wakamba ou les Masaï. En 2123, ce pays d'Afrique est moderne, à l'image des contrées européennes, et savane et animaux sauvages ne sont plus que des souvenirs. Pour des hommes et femmes comme Koriba, attachés à leurs traditions ancestrales, c'est inacceptable. D'où la création de Kirinyaga, possible grâce à la Charte des Utopies, qui permet à des peuples de créer un monde qui leur convient parfaitement. L'Administration n'est pas sensée intervenir mais ceux qui désirent quitter le monde peuvent le faire en se rendant au lieu-dit du Refuge, où un vaisseau viendra les chercher.
Kirinyaga est un recueil de dix nouvelles qui s'articulent entre elles – ou plutôt se suivent – pour former une seule grande histoire d'un monde utopique. Le personnage principal, Koriba, en est un individu d'une importance capitale : c'est un des fondateurs de Kirinyaga, mais aussi le sorcier et le gardien des traditions. Or, ce monde a été créé pour permettre à ses habitants de vivre dans le respect de ces dernières, sans évolution, sans apport de technologie. Les « Kirinyagais » vivent comme les Kikuyu d'avant l'arrivée des Européens au Kenya. Leur société est figée.
Toutefois, au fil des nouvelles – des années – Koriba se heurte à la volonté de progression sociale et technologique des autres habitants de Kirinyaga. Malgré qu'ils soient isolés, des étrangers font parfois des apparitions, avec leurs des idées, des habitudes de vie différentes – alléchantes –; les Kirinyagais savent qu'il existe des technologies qui leur permettrait de résoudre leurs problèmes, et caetera. Autant de sources de troubles, de remises en questions de la raison d'être de Kirinyaga, que les anciens, les premiers venus comme Koriba, sont de moins en moins nombreux à défendre au fil des ans.
Qu'est-ce qu'une utopie ? C'est une question que pose Mike Resnick dans Kirinyaga. Ou plutôt : peut-on créer une utopie ? Chacun a sa propre idée d'un monde parfait, comme le montre un bon nombre des nouvelles du livre. De ce fait, on comprend rapidement que Kirinyaga est vouée à être un échec car le monde idéal de Koriba ne pourra longtemps rester celui des autres habitants de la planète.
Peut-on empêcher une société d'évoluer ? Maintenir des traditions est-il quelque chose de sensé ? C'est la deuxième série de questions que pose ce recueil, avec une finesse et une intelligence pertinentes. Car si vouloir maintenir des traditions est louable, on peut difficilement toutes les défendre. Or, ce sont souvent l'ensemble de toutes les coutumes d'un peuple qui le définissent. Koriba est plein de bonnes volontés, mais il a bien du mal à justifier que des enfants aient à mourir alors qu'on pourrait les soigner grâce à la médecine européenne. Il aura bien du mal à donner goût à vivre à ceux qui ont de plus grandes aspirations qu'être éleveurs de bétail sur un monde où il n'y a rien d'autre à faire. Le personnage ne peut, en définitive, justifier le fonctionnement de Kirinyaga. Lui-même est le directeur d'une supercherie monstrueuse : il commande les saisons grâce à son ordinateur et des ajustements orbitaux demandés à l'Administration, mais fait croire que c'est par la magie et la communication avec Ngai, le dieu kikuyu, que cela est possible.
Chaque lecteur interprétera à sa façon la conclusion de Kirinyaga – s'il y a seulement volonté de Resnick de transmettre un message, ce qui n'est pas déterminé et est à mon avis la force du livre – et le rapport d'un peuple avec les traditions. Personnellement, il me conforte dans l'idée qu'une société ne peut qu'évoluer. Garder à tout prix des traditions – volonté qui se manifeste en France par un régionalisme parfois exacerbé jusqu'à l'indépendantisme, dans le monde par des guerres ridicules qui durent depuis des dizaines d'années – est absurde. Mais c'est un avis personnel...
Utilisant à maintes reprises la parabole pour faire passer les messages de son personnages, Mike Resnick a réussi à donner une couleur africaine à ses nouvelles. Aux yeux d'un Européen – je tiens à cette précision, les Africains trouveraient probablement Kirinyaga très européen – les nouvelles de ce recueil sont dépaysantes mais exposent en même temps les problèmes bien réels du continent noir soumis à l'influence du Nord. Ce n'est toutefois pas tout : ce sont les problèmes de tout peuple soumis à une influence étrangère qui sont mis en avant et l'Europe est loin de ne pas être concernée, elle qui s'américanise depuis longtemps et bientôt, n'en doutons pas, deviendra de plus en plus asiatique.
Voilà pourquoi Kirinyaga mérite sans nul doute tous les prix prestigieux qu'il a reçus et pourquoi c'est un livre à mettre entre toutes les mains.