D'abord rappeler que ce n'est JAMAIS une bonne idée de placer dans les premières pages d'un livre (avant le récit, donc), un résumé qui en spoile allègrement le scénario. Jamais ! Surtout que, dans notre cas précis, le résumé est terriblement mauvais : il liste à l'emporte-pièce tout un tas d'éléments de l'histoire qui mettent du temps à arriver et la formulation en est catastrophique. Je n'aurais pas dû le lire, certes, mais on m'a pris par surprise : j'ai cru que c'était une préface d'auteur ! Moi qui évite toujours soigneusement les quatrièmes de couverture, j'ai l'impression qu'on m'a tendu un piège.

Une fois le récit enclenché, heureusement, l'intérêt de lecture s'épanouit. Si les premières pages peuvent surprendre (agacer ?), j'ai eu très vite fait d'adhérer à l'ambiance de salon de ce récit dialogué entre deux personnages, certes un peu snob, mais dont la narration fait rire, et les remarques convainquent. Une sorte de duo comique feutré, pris de passion pour les revues immobilières, les plaquettes de présentation des nouveaux immeubles, et bientôt... du "Mayerling". A propos de ce nouvel ensemble résidentiel à Rouvières, l'interlocuteur principal nous détaille avec beaucoup de malice toutes les étapes de la construction. Du sol au plafond, pourrait-on dire. Nous avons même droit à la généalogie des anciens occupants. Mais rassurez-vous, l'écriture n'est jamais aussi lourdingue que ce petit monstre de béton qui s'élève sous nos yeux. Des chapitres rapides, secs, toujours relevés d'un élément comique. Des coq-à-l'âne désinvoltes mais qui ravivent l'intérêt. Des paragraphes argumentatifs extrêmement corrosifs contre l'urbanisme moderne (architectes, vous en prenez pour votre grade !). Certes, la structure des sections peut lasser, qui toujours se terminent en pointe acerbe ou ironique. Et toujours, le ton de ces messieurs de bon goût peut également agacer. Mais leur teinte légèrement réactionnaire et complaisante ne peut gâcher le plaisir comique du livre.

Car précisément, tout l'intérêt de cette première partie ne réside pas dans l'édification du Mayerling. Elle n'est, semble-t-il, qu'un prétexte à développer une satire joyeuse mais virulente de la société urbaine contemporaine. D'abord, le dialogue est une charge contre le système immobilier, conglomérat commercialo-financier qui bétonne à outrance le moindre terrain vague qui peut avoir une valeur spéculative, arnaque les petits bourgeois dont le rêve étriqué se réduit à quelques murs blancs, un peu de verdure et surtout un portillon digicodé, et s'enfuit ensuite en empochant le pognon et en n'assurant jamais le service après-vente d'un bien qui se révèle malfaçonné de toute part. Ensuite, c'est une comédie dans la plus pure tradition moderne du terme : ici, on se moque des petites gens et de leurs tares ! Quel bonheur (cynique) de voir l'auteur découper au scalpel les vices de ces respectables personnages, absolument consensuels, d'un ennui mortel et d'une grande fermeture d'esprit. Oui, derrière le Mayerling, l'auteur pourfend la bêtise, la vanité et la mesquinerie, tel un Flaubert des petits quartiers, ou un Perec qui aurait choisi de mélanger le plan de sa Vie mode d'emploi avec la mélancolie pamphlétaire des Choses.

Les choses d'ailleurs se gâtent, à partir du moment où, dirait-on d'abord, l'immeuble s'en mêle. Tout dégénère : les canalisations sautent, les fissures se fissurent, les portes coincent et grincent, les cabinets se bouchent. Rien n'est construit à la bonne taille, le bruit s'amplifie d'un appartement à l'autre comme décupler la puissance de nuisance du voisinnage. Petit à petit, la folie commence à gagner les destins particuliers que nous suivions depuis le début : les couples se déchirent, les voisins veulent s'entretuer, les dépressions se déclenchent et les nymphomanies éclatent. La satire en est comme gonflée : les vices paraissent plus vicieux, les mesquineries plus mauvaises, et surtout la grande imposture immobilière se révèle au grand jour. Quel bonheur, encore une fois, de voir dans le Mayerling une grande métaphore de la dégénérescence petite-bourgeoise à l'oeuvre. C'est un peu comme si l'auteur, dont la liberté narratoriale et la désinvolture énonciative réjouissent, avait construit dans son laboratoire un grand immeuble de verre, et s'amusait de voir ses pauvres cobayes petit à petit réduits à l'état d'aliénés.

Puis vient la troisième partie. Et, comme ce qui attend bientôt l'immeuble (car les résidents ont décidé de détruire la Bête, apparemment seule vraie responsable de tous leurs malheurs, plutôt que leur manque de discernement et de morale), le livre s'écroule. Mais un écroulement sec et sale, qui ne prévient pas, et un écroulement complet. Je n'arrive pas à m'expliquer l'abime de sens dans lequel le lecteur est soudain plongé, quand l'auteur décide (parce qu'il faut bien finir le livre ?) de prendre au pied de la lettre le postulat métaphorique (l'immeuble devient véritablement maléfique), et d'éliminer de son récit tous les éléments qui en faisaient le sel. Autrement dit, plus de satire DU TOUT. Le fil rouge intellectuel du début du livre s'évapore pour laisser place à une fade, mais si fade entreprise de démolition. Se veut-elle comique ? Elle ne l'est jamais. Pathétique ? Le narrateur nous a appris à détester les personnages qui en sont les héros ! Épique ? Pas un seul instant le récit n'emballe et ne transporte. La piste secondaire de l'architecte est tout simplement balayée, les moyens techniques des résidents qui ont décidé de s'attaquer à la racine du mal absolument invraisemblables. Ceux-ci ne reculent devant aucun achat de matériel, d'ouvriers, et ne rencontrent jamais aucun véritable obstacle. On se croirait retombé dans un roman de gare absolument rébarbatif et purement anecdotique. La fin est d'ailleurs si prévisible qu'elle en est ridicule, et l'énigme (car énigme il y a, puisque l'immeuble est réellement méchant) n'est jamais résolue, que ce soit par le nécromancien qui finit tout simplement par partir (encore une piste secondaire inutile), ou par la présence d'une étrange machinerie en sous-sol, qu'il ne vient pas à l'esprit des résidents de tenter de détruire AVANT d'abattre TOUT l'immeuble. Le changement de ton est fatal au bouquin qui ne tient plus la route, s'écroule sur lui-même, se termine dans sorte de mélasse sentimentale indigeste, et me tombe enfin (et heureusement) des mains.

Kobiwan
5
Écrit par

Créée

le 3 sept. 2023

Modifiée

le 2 sept. 2023

Critique lue 16 fois

1 j'aime

4 commentaires

Kobiwan

Écrit par

Critique lue 16 fois

1
4

D'autres avis sur L'Affaire Mayerling

L'Affaire Mayerling
Kobiwan
5

Ce livre s'est auto-détruit

D'abord rappeler que ce n'est JAMAIS une bonne idée de placer dans les premières pages d'un livre (avant le récit, donc), un résumé qui en spoile allègrement le scénario. Jamais ! Surtout que, dans...

le 3 sept. 2023

1 j'aime

4

L'Affaire Mayerling
TmbM
7

Critique de L'Affaire Mayerling par TmbM

Finalement bien plus caustique qu'horrifique, L'affaire Mayerling est un roman désopilant à l'humour grinçant. Les nombreuses saynètes dont il est constitué, cocasses et inventives, offrent une...

Par

le 8 avr. 2019

L'Affaire Mayerling
Lettres-it-be
8

"L'affaire Mayerling" de Bernard Quiriny : quand Stéphane Plaza rencontre Stephen King

Un immeuble qui décide de s’en prendre directement à ses habitants, ces mêmes habitants qui se réunissent pour littéralement « casser la gueule » à l’immeuble … Oui, bon, on est d’accord, le bref...

le 25 janv. 2018

Du même critique

Asteroid City
Kobiwan
7

Wes Anderson, jusqu'au bout de lui-même

Je ne sais plus qui a dit qu'un poète écrivait toujours le même vers. Pourquoi ? Parce qu'il n'avait qu'une chose à dire et qu'il ne faisait qu'essayer de la dire sans jamais y parvenir tout à fait...

le 28 août 2023

3 j'aime

1

Cette planète n'est pas très sûre
Kobiwan
6

La couverture ne fait pas le livre

Le problème du livre n'est pas la capacité de son auteur à raconter l'histoire des extinctions massives d'espèces, ni à vulgariser la théorie scientifique de l'Évolution, ce qu'il fait souvent avec...

le 7 août 2023

3 j'aime

2

The Last of Us
Kobiwan
7

Ceci n'est pas un film de zombies

Sans grande surprise, au vu des éloges qui en ont accompagné la diffusion, cette première saison aura conquis mon cœur sensible aux histoires d’enfant qui souffrent (et qui souffrent si bien), et mon...

le 12 oct. 2023

2 j'aime

2