Outre la mauvaise foi de l'histrion, à laquelle on finit bien par se faire, il y a tout de même des déclarations en toutes lettres qu'il serait judicieux de prendre en compte, lorsqu'on s'apprête à faire une lecture hâtive de Nietzsche. Il n'y a en effet que les mauvais nietzschéens qui ignorent que Nietzsche n'est absolument pas immoraliste, ni même anti-moraliste : il rejoint, au final, la longue lignée de ceux qui ont leur morale, et qui vont attaquer celle des autres en pensant réinventer l'eau chaude (même si, je le concède, Nietzsche n'est tout de même pas tout à fait au niveau de ces gens-là). Il n'y a même pas à aller très loin : paragraphe 2 :
Qu'est-ce qui est bon ? Tout ce qui exalte en l'homme le sentiment
de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même.
Qu'est-ce qui est mauvais ? Tout ce qui vient de la faiblesse.
Qu'est-ce que le bonheur ? Le sentiment que la puissance croît,
qu'une résistance est en voie d'être surmontée.
Non d'être satisfait, mais d'avoir davantage de puissance. Non pas la paix, mais la guerre. Non la vertu, mais la valeur (vertu dans
le sens de la Renaissance, virtu, une vertu "garantie sans
moraline"). Périssent les faibles et les ratés ! Premier principe de
notre philanthropie. Et il faut même les y aider. Qu'est-ce qui est plus nuisible qu'aucun vice ? La compassion active pour tous les ratés
et les faibles - le christianisme...
Alors je sais bien qu'on est dans le couple "bon/mauvais", et non dans celui "bon/méchant" (voir Généalogie de la morale). Il n'empêche, il y a bien hiérarchisation, sélection, préférence, choix ; qu'il y a un bien, quelque chose qu'il faut supporter, promouvoir, défendre, et un mal, quelque chose qu'il faut combattre, supprimer, annihiler. Au demeurant, le vociférateur allemand n'en est pas à une contradiction près, et, tout en voulant se situer "par-delà bien et mal", il lui arrive par moment de reconnaître aisément qu'il défend une morale [je retrouve le passage dès que possible]. La morale est-elle indépassable ? C'est la question à laquelle ne permet pas de répondre Nietzsche.
Sinon, mentionnons pour le plaisir, le paragraphe 51, où l'on retrouve tout ce qui faisait la tristesse de Généalogie de la morale, cette manière de nier les faibles et haïr la maladie, de n'avoir pas de mots assez durs pour les pourfendre, et se situer soi-même du côté des forts et des biens-portants ("nous autres, qui avons le courage de la santé" (!!!)), tout en se rapprochant toujours plus du moment fatidique où cette illusion sur soi, ce refus de soi, explosera en mille morceaux.
Et aussi le §57, où Nietzsche nous expose ce qui pourrait bien être son utopie. Morceaux choisis (car il faut savoir ce qu'est le Nietzsche politique, avant de reprendre, comme ça, en toute innocence, ses concepts) :
L'organisation des castes, la hiérarchie, ne fait que formuler la
loi suprême de la vie : la stricte séparation des trois types est
nécessaires pour maintenir la société, pour permettre des types
toujours plus élevés jusqu'au type suprême : l'inégalité des droits
est la condition nécessaire pour qu'il y ait des droits.
[...]
Une haute civilisation est une pyramide : elle ne peut reposer que sur une
large base, elle a pour condition préalable l'existence d'une
médiocrité saine et aux assises solides.
[...]
Qui sont, parmi la
canaille d'aujourd'hui, ceux que je hais le plus ? La canaille
socialiste, les apôtres tchandala, qui minent l'instinct, le
plaisir, la modération du travailleur satisfait de sa modeste
existence, ceux qui le rendent envieux, qui lui enseignent la
vengeance.
Tenons-le nous pour dit !