L'Art de perdre
8.2
L'Art de perdre

livre de Alice Zeniter (2017)

Ce livre a reçu le Prix Landerneau des Lecteurs 2017 (décerné par les lecteurs des Espaces Culturels E. Leclerc) ainsi que le Prix du Monde 2017 et le Prix des libraires de Nancy et des journalistes du Point.
Quelqu’un m’a dit : « l'ouvrage que je vous recommande, c'est l'Art de perdre d'Alice Zeniter. […] Je pense que ce roman pourrait vous plaire. C'est un pavé mais il se lit très vite ». Non ! je ne l’ai pas lu très vite : Je ne lis pas très vite. Je reviens en arrière, je surligne, je corne la page, je prends des notes pour ne pas oublier (sur une liseuse tout est possible !), en un mot, je m’imprègne et d’autant plus que le livre m’intéresse !
Je pense que si ma conseillère m’a recommandé ce livre c’est que, compte tenu de mon âge, elle suppose, à juste raison, que j’ai « fait l’Algérie » ! Et donc que ce roman va évoquer, en moi, des souvenirs de toutes sortes :
Je suis un peu honteux de mon Algérie ! J’en demande pardon à mes camarades du contingent qui ont souffert, là-bas. Pardon aux « Pieds-Noirs » qui ont tout laissé, là-bas. Pardon aux harkis que nous avons si mal traités. Mais quand on m’a ordonné, toute affaire cessante, de devenir soldat pour que l’Algérie reste française, je ne me suis pas rebellé, parce que ce n’est pas dans ma nature, mais ça ne me plaisait pas du tout ! Non seulement je ne me sentais pas concerné par l’identité française de l’Algérie mais j’avais insidieusement le sentiment d’être un occupant en territoire étranger. Sans être formulée, mon empathie allait plutôt vers ce peuple qui voulait disposer de lui-même et en avait assez d’être exploité. Oh, à l’époque, j’en ai entendu des arguments franchouillards basés sur la Supériorité Blanche (qui ne disait pas encore son nom), qui me faisait bouillir. Du genre :
« Ils devraient NOUS être reconnaissant de leur apporter la bonne parole et la bonne foi, eux qui ne sont que des barbares… »
« Ils devraient NOUS être reconnaissant que nous soyons venus cultiver leurs terres, mettre leur pays en valeur, leur donner du travail, eux qui ne savent pas ce qu’est le rendement… »
Cela dit, j’ai bénéficié de toutes les chances possibles : 1- Incorporé dans l’Armée de l’Air. 2- Près de six mois de formation d’opérateur radio à Toulouse (redoublement après hospitalisation). 3- Affectation dans le Sud, à Colomb-Béchar. 4- Envoi dans une sous-station minuscule, dans le Grand Sud à Tindouf (à 800 km de Béchar) au milieu de rien, entre sable et cailloux (une aubaine ! Béchar étant une base Interarmes de près de 4000 hommes, où Air, Terre et Mer rivalisaient de disciplines absurdes à défaut d’être comiques).
J’y ai passé un an et demi, à transmettre des messages codés qui n’avaient aucun sens pour moi, et à attendre le jour de la libération (dans tous les sens du terme). Sans aucun contact avec une population invisible.
Si je devais résumer ma guerre d’Algérie, je dirais :
Vingt-huit mois mis entre parenthèses. Grande gène d’être un occupant. Température maxi sous abri : 48,7° C.
Voilà pour mon expérience personnelle. Je sais que ça n’a malheureusement pas été le cas pour tous les appelés. Si je porte ce témoignage c’est pour laisser à ceux qui ont souffert le devoir d’exposer le leur. Mais celui-ci a également le droit de citer.
Revenons à L’art de perdre :
C’est l’histoire de Naïma.
Devant le silence têtu de sa famille sur son passé, Naïma (Alice Zeniter) se lance dans des recherches. Les deux premières parties de l’ouvrage, consacrées au grand-père et au père de Naïma, sont le fruit des enquêtes de celle-ci sur ses racines. Bribes par bribes, confidences des uns, souvenirs des autres, documentaires et articles recueillis sur Internet la conduisent à reconstituer ce qu’a été, ou ce qu’a pu être la vie de ses parents et grands-parents. Lui permettant de rompre le silence dans lequel sa famille s’est murée avec obstination. Impossible de faire la part du plausible, du probable et du réel dans les faits relatés. Mais peu importe.
Naïma a trois sœurs. Elle travaille dans une galerie d’Art, de nos jours, à Paris, propriété de Christophe (marié, père de famille) dont elle est la maîtresse. Quoi de plus banal. Une comédie de boulevard ? Ce serait effectivement banal si on en restait là… mais déjà les quatre prénoms des sœurs nous mettent en alerte : Myriem, Pauline, Naïma et Aglaé ! On apprend que « Myriem et Pauline ont les cheveux crépus d’un blond cendré alors que Naïma a les yeux et la chevelure noires, qu’Aglaé a hérité de l’afro de son père et des mains précises de sa mère… » Qu’est-ce que c’est que ce micmac ? (Bon, vous êtes au courant, vous avez lu la quatrième !) Son père s’appelle Hamid, est né en Kabylie. Sa mère est une « gentille fille » qui se prénomme Clarisse et vient de Dijon. Ses grands-parents sont respectivement Ali et Yema, d’une part, Pierre et Madeleine, d’autre part.
Voilà donc Naïma tiraillée entre deux cultures et lorsqu’elle apprend qu’une de ses cousines va épouser un Mohamed elle réalise qu’elle n’a jamais eu, parmi ses conquêtes, de relation avec un maghrébin. En y réfléchissant bien, ça lui parait tellement à l’opposé de sa volonté d’intégration !
Sachant qu’elle souhaite mais n’ose franchir le pas pour retrouver ses origines, son patron et amant décide de réaliser une rétrospective d’un artiste algérien et lui confie le travail de recherche et de regroupement de ses œuvres. Ce qui va nécessiter un voyage en Algérie. Elle est prise au piège ! Elle veut et ne veut pas. Son père ne lui dit rien de son passé. Son grand-père Ali est décédé (et n’aurait rien dit non plus). Sa grand-mère Yéma ne parle pas le français et elle, pas le kabyle. Pourquoi son grand-père a-t-il quitté (fuit) l’Algérie en 62 avec les harkis ? Qu’avait-il fait ? Son nom ne figure-t-il pas sur une liste noire et ne l’attend-on pas de l’autre côté de la Méditerranée ? Un frère d’Ali, resté là-bas, n’a-t-il pas été exécuté, après l’indépendance ? Pourtant, plus la famille se tait et plus elle veut savoir. C’est une question de survie.
Alors elle cherche, elle questionne et, par fragments, elle rétablit le film de sa famille. Acculé, « Je ne peux pas vivre avec toi si tu vis tout seul » dit Clarisse à Hamid qui arrive à se débloquer et confie à sa compagne : « On est arrivé en France quand j’étais encore gamin […]. On était dans un camp, on était derrière des barbelés, comme des bêtes nuisibles. […] Mes parents ont dit merci. Et puis après, ils nous ont foutus dans la forêt, au milieu de nulle part […] mes parents ont dit merci. Ensuite, ils nous ont envoyés dans une cité HLM de Basse-Normandie […] mes parents ont dit merci. […] Je les aime et je les respecte parce qu’ils nous ont tout donné […] J’ai détesté qu’ils me donnent tout et que eux arrêtent de vivre […] j’ai passé mes dernières années là-bas à ne rêver que de partir et maintenant que je suis parti, je n’arrive pas à ne pas me sentir coupable. »
C’est une famille écartelée, écorchée, blessée, à l’image du peuple algérien. Ali a fui son pays pour protéger les siens, alors que chef de village, il cherchait la protection des villageois. Persuadé qu’il a trahi il se mure dans le silence. L’incompréhension l’oppose à son fils déchiré entre l’assimilation dans la société occidentale et l’amour et la gratitude envers ses parents. Et Naïma dans tout ça ? Sa volonté d’intégration ne suffit pas, elle est rattrapée par le racisme ambiant qui cristallise ses peurs. Elle a peur de faire des fautes de français, peur de donner son nom et son prénom, qu’on lui demande en quelle année sa famille est arrivée en France, d’être assimilée aux terroristes… mais également elle craint de participer au stéréotype du « bon arabe » (sérieux, travailleur, couronné de succès… le moins arabe possible !) en opposition à l’autre stéréotype, celui du « mauvais arabe » (paresseux, fourbe, religieux… effrayant). Elle enrage de ne pas pouvoir être simplement Naïma.


Une fois apprivoisé, passé le temps d’acclimatation au rythme un peu lent du début, on entre tout naturellement dans une peinture concrète et vive de la vie kabyle. On a vite de l’empathie pour les personnages et particulièrement ce brave Ali qui nous entraine dans les méandres de son destin qui le pousse inexorablement vers la fuite pour protéger ses proches. On est alors emporté dans un tourbillon où les années défilent ainsi que les générations, sous une écriture alerte et fluide.
J’ai tout dit ? Non, je vous laisse découvrir les mille et une phrases qui bousculent nos certitudes de bons français que l’on croyait bien établies. Je vous laisse découvrir la recommandation faite à Naïma, sur le chemin du retour en France, qui, peut-être lui apportera un peu de la paix qu’elle est allée chercher en Algérie.
Un livre fort et riche (que je ne saurais trop conseiller de lire) où les questions s’imposent, à défaut des réponses. Mais en ces temps troublés où des extrémistes sèment la terreur au nom d’Allah, il faut se rappeler que « les têtes pensantes d’Al-Qaïda ou de Daech […] savent pertinemment qu’en tuant au nom de l’islam, elles provoquent une haine de l’islam et au-delà de celle-ci une haine de toute peau bronzée, barbe, et chèche […] c’est précisément ce qu’ils veulent : que la situation devienne intenable pour tous les basanés d’Europe et que ceux-ci soient obligés de les rejoindre. »

Philou33
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le 5 nov. 2017

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Philou33

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