À l'image de Holden Caulfield, ce héros dans la peau duquel le lecteur s’immisce le temps de quelques pages, l'Attrape-Cœurs est un livre très difficile à saisir réellement. Et c'est justement là sa plus grande qualité et son plus grand défaut. Il est difficile d'appréhender un ouvrage que l'on ne peut qu'estimer dénué d'intérêt en lisant ses mots tels qu'ils s'enchaînent, ou d'apprécier un personnage comme Holden, qui paraît aussi peu profond et faux qu'il reproche aux autres de l'être. Et pourtant, si on creuse bien la surface, on a réellement là une œuvre très subtile, dans laquelle le lecteur peut à la fois observer et se retrouver dans le héros. Le parallèle est fascinant, et rien que pour ça, je recommande de donner sa chance à l'Attrape-Cœurs.
Tout le long de ma lecture, j'étais atrocement sceptique. Le style, extrêmement oral, est très peu agréable à lire. L'ouvrage se lit comme on entendrait Holden parler. Mais ici, contrairement à d'autres œuvres ayant une narration orale, comme Huckleberry Finn de Mark Twain, il n'y a pas de réel attrait à cette oralité. Au contraire, il est assez inintéressant de l'écouter divaguer sur sa vie, et de tiquer à chaque fois que reviennent les expressions qui lui sont propres (plus personne ne compte combien de fois reviennent le mot "phony" ou la phrase "that killed me"), les tournures de phrase qui le caractérisent, ou même plus simplement, les répétitions qu'il fait en parlant. Qui plus est, le personnage ne donne pas envie de s'attacher à lui. Il juge tout ce qui l'entoure de façon extrêmement superficielle et hâtive, avec un côté Monsieur-je-sais-tout qui donnerait presque envie de lui coller une claque. Et les péripéties qu'il narre n'ont rien de très palpitant, au contraire. On éprouve très difficilement de l'empathie pour ce que Holden vit. Tout du long, on s'en fout, même.
Et pourtant, là est l'erreur du lecteur : en se laissant bercer sur la surface du livre, c'est à dire son style et son histoire, il ne regarde pas du tout ce qu'il y a à voir. Holden est quelqu'un de brisé, qui fuit désespérément son passage à l'âge adulte alors qu'il est impossible de l'éviter, et qui est tourmenté entre son désir d'exil d'une société qu'il juge invivable et son besoin maladif de contact humain et d'amour. On méprise Holden parce qu'il juge les autres sur des perceptions superficielles, sans jamais chercher à les comprendre, et en les cataloguant hâtivement comme des faux-culs. Et justement, la force du récit, c'est qu'en se sentant si détaché de Holden, on arrive par là à faire exactement la même chose que lui : on ne cherche plus à le comprendre, et on a vite fait de le trouver con et de n'en avoir cure de ses problèmes. En observant Holden en tant que simple spectateur, on s'est finalement retrouvé dans ses souliers. Et la révélation vient au lecteur aussi désespérément que Holden se contemple lui-même sans jamais se remettre en question, en avançant dans sa vie sans se raisonner ou se comprendre. On se retrouve vite pris en position de faiblesse, et une fois le livre clos, on ne peut plus détester ce héros sans se trouver profondément hypocrite.
C'est justement ça que j'ai trouvé comme étant un coup de génie dans ce roman : tout au fil du récit, Holden passe du rôle de juge à celui de victime, et le lecteur se retrouve dans la même position. On sombre avec lui d'une façon à la fois terrifiante et paisible. Aux premières pages, on méprisait ce gamin en l'observant se détruire ; aux dernières, on comprend que la chute qui lui est prédite, « plus terrible que toute autre parce qu'il est damné à ne pouvoir ni se sentir ni s'entendre s'éclater au sol, mais seulement à tomber et tomber »... c'est quelque chose que l'on ne peut que trop bien connaître, que l'on n'a déjà que trop bien ressenti. Au fond, on est bien plus proche de Holden que ce qu'on n'aimerait croire.