On sort d'un livre de Chevillard comme d'un film de Tati : léger comme une plume, le sourire aux lèvres, et tout soudain autour de vous s'est transformé. C'est qu'il pose sur le monde comme il va un regard enchanteur, qui tord et malaxe le réel pour en extraire toute son incongruité. Mais cette fois, l'incomparable Eric se surpasse, en se mettant directement en scène : auteur envahissant, il commente, digresse, peste, se confie, truffant son roman - une étrange lutte à mort entre une truite aux amandes et un effroyable gratin de choux-fleurs - de notes en bas de page chargées de retracer la genèse d'un texte en train de s'écrire.
Sans bouger d'une terrasse de café, voilà qu'à le suivre dans ses élucubrations nous croisons des éclusiers assassins, des fourmis carnivores, un tamanoir pataud, des soldats suicidaires, et autres cuisinières retorses dont le seul plaisir et de déverser sur notre pauvre planète des platées de béchamel fade et poisseuse.
On reproche souvent à Chevillard de tresser des volutes littéraires sans enjeux et sans fond, mais c'est ne pas voir que son propos est toujours d'essence tragique : comment vivre dans un monde qu'il faut sans cesse recréer par la pensée tant il n'existe jamais dans les faits ? Cette fois, grâce à son dispositif éminemment oulipien, il prend le lecteur à son propre piège : ah, tu veux de l'effet de réel, et bien allons y, à la guerre comme à la guerre. Plongeant au plus profond de son désarroi d'écrivain, mettant sur la table pour de bon ses doutes et ses dégoûts, plus il se raconte et plus il se transforme en personnage de papier aux veines rempli d'encre, effaçant sans espoir de retour tout espoir de frontière entre roman et vérité.