Jusqu’ici, par principe, je me refusais catégoriquement de rédiger une chronique sur un ouvrage dont la lecture ne m’avait pas enthousiasmé. Des proches, pour des raisons différentes, modifièrent ma perception sur la manière d’écrire une note critique et sur la réception qu’un auteur peut réserver aux réserves d’un lecteur sincère. Bref, leurs points de vue et leurs convictions sonnèrent tel un défi. Pourquoi ne pas essayer de coucher sur le papier mes réserves sur un livre tout en m’efforçant d’exposer honnêtement les différents éléments susceptibles, malgré tout, de déclencher l’envie de découvrir l’ouvrage chroniqué ? Soit ! J’accepte le challenge et je relève le gant.
Comment un écrivain peut-il rendre hommage à un ami disparu, par suicide, si ce n’est en faisant ce qu’il sait faire, c’est-à-dire en écrivant un livre qui retrace la vie dudit ami ? Tel est très exactement le propos de Catherine Cusset.
Thomas est l’un des plus proches amis de son frère et lorsqu’elle le rencontre, il n’est encore qu’un jeune adulte. Très vite, ces deux-là devinrent amants avant d’apprendre, non sans péripéties, à être des amis intimes, des confidents.
L’ouvrage s’ouvre sur le suicide de Thomas. De ce point de vue, il n’y a de suspense, voici le lecture prévenu : il n’y aura pas d’échappatoire, de rédemption. Il assistera impuissant au déroulement d’une tragédie.
Voilà précisément où le bat blesse. La manière dont le récit est construit et dont la vie de Thomas est narrée me donna sans cesse l’impression que Catherine Cusset éprouve de violents remords de n’avoir pas compris l’incommensurable détresse de son ami et de n’avoir pas pu l’empêcher d’intenter à son existence. En effet, l’auteur s’adresse directement à Thomas par l’utilisation incessante (plusieurs fois par paragraphe) du mot « tu » et scande presque ses phrases dans un état d’urgence proche de l’oppression.
Ce procédé narratif, renforcé par le fait de suivre Thomas tout au long de sa vie, dans chacune de ses activités (y compris lors de ses relations sexuelles avec les différentes maîtresses et compagnes qui traversèrent sa vie) me mirent profondément mal à l’aise !
N’étais-je pas en train de rentrer par effraction dans une intimité partagée par Thomas et Catherine ? Le « tu » s’adresse bien à lui, pas aux lecteurs. Ne font-ils pas, dès lors, preuve d’un voyeurisme malsain ? Jamais je ne parvins à me défaire de cette sensation de guetter par le trou de la serrure. Circonstance aggravante : Catherine Cusset relate la réaction profondément blessée et meurtrie de Thomas lorsqu’elle lui fit lire un portrait qu’elle avait écrit de lui. De quel droit exposait-elle la vie de son ami au public ? Quid de celle des autres personnes dont elle parle qui, elles, doivent être encore vivantes ? Comment reconstitua-t-elle les très nombreuses scènes qu’elle décrit par le menu et dont elle ne fut pas le témoin ?
Le titre de l’ouvrage « L’autre qu’on adorait » suggère que Thomas était un homme charmant, hâbleur et très populaire. Si de fait, il était effectivement extrêmement intelligent, extraordinairement cultivé, capable d’actes d’une générosité confondante, séducteur, le livre décrit une succession d’échecs professionnels, de déboires amoureux, de calamités de toutes sortes, résultats des défauts à la hauteur des qualités de Thomas : violent, impulsif, arrogant, versatile ; tant et si bien la description de cet homme ne réussit qu’à me le rendre odieux. Le paradoxe, entre ce que je percevais et ce que le titre me faisait espérer, accentuait progressivement mon malaise.
Seulement voilà, Thomas était malade. Il était bipolaire et ne le découvrit que très tardivement. Nombre de ses échecs ne lui étaient donc pas directement imputables. Le lecteur ne le découvre qu’aux deux tiers du récit. L’écriture de Catherine Cusset se relâche quelque peu, la sensation d’oppression du lecteur s’estompe, la description des symptômes pique la curiosité et éclaire la vie de Thomas d’une lumière bien plus chaleureuse mais, à mes yeux, le mal était irréparable si Thomas ne me semblait plus odieux, je ne parvins pas à le trouver sympathique. Je me sentais toujours comme un voyeur malsain.
Puisque Catherine Cusset bouleversa l’ordre chronologique pour annoncer d’emblée le suicide de Thomas, peut-être aurait-elle dû le faire aussi pour annoncer au début de l’ouvrage le diagnostic ?
Si je la croisais un jour, au hasard des séances de dédicace, me répondrait-elle que ce choix fut dicté pour tenter de rendre ce que Thomas et son entourage ressentirent durant des décennies alors qu’ils ignoraient tout de sa bipolarité ? Je ne s’en sais évidemment rien mais j’avoue ma curiosité de connaître la réponse.
Pour conclure, formulons des vœux pour que le succès du livre permette de mieux faire connaître cette maladie mais aussi et surtout à Catherine Cusset d’être définitivement apaisée dans sa relation à Thomas.