Appelé devant les tribunaux pour avoir tué un homme mais exécuté pour ne pas avoir pleuré sa mère. La société humaine a, depuis la nuit des temps, mis en place les codes sociaux les plus complexes. Cela est d’autant plus paradoxal que nous sommes la seule espèce peuplant cette planète qui a conscience de sa propre mortalité. Quand Camus sort « L’Etranger » et « le Mythe de Sisyphe » en 1942, ces réflexions sont déjà au cœur de sa pensée. Il en recevra même le Prix Nobel quinze ans plus tard. Au bord de la plage algéroise, nous suivons Meursault dont on connait à peine le nom. Il vient de perdre sa mère mais cela ne l’émeut que très peu. Dès le lendemain, il rencontre Marie qu’il invite au cinéma pour regarder un film avec Fernandel. Ils profitent ensuite des joies de l’union des corps. Plus tard, il n’hésite pas à écrire une lettre à la place de son copain Raymond qui, pourtant, est destinée à la femme de ce dernier qu’il bat sans cesse. Ils sont ensuite suivis par un groupe d’Arabes vengeurs mené par le frère de celle battue. Raymond est blessé au couteau et Meursault récupère le révolver pour un combat qui finit en statut quo. Par hasard, il recroise son assaillant mais cette fois lui tire dessus sous le soleil ardent d’Alger. S’en suit un procès où il ne cherche en rien à se défendre. Il ne comprend que très peu les tentatives basses dont fait preuve le procureur pour le faire passer comme un « monstre moral ». A bout et par crainte de mourir, il craque même devant l’aumônier lui révélant la « vérité » qu’il avait toujours possédée. Il n’en a pas moins la tête tranchée au nom de la justice française. L’ambivalence de ce personnage d’étranger est pour moi la clé du roman et c’est sur elle que s’articulera ce commentaire à la lumière d’une grande analyse psychologique. Je ressors très satisfait de cette lecture car elle marque mes premiers pas avec la littérature de Camus et ce, sur les plans esthétique et philosophique.
Dans un sens, il est difficile de ne pas rejeter certains aspects de la personnalité de l’étranger. Son insensibilité face aux évènements qui frappent sa vie dérange, que l’on le veuille ou non, les lecteurs que nous sommes. Les fameuses premières lignes du livre en sont la preuve parfaite : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier je ne sais pas ». Cette indifférence heurte. Par la suite, on apprend également qu’il l’a mise à l’hospice même si elle ne voulait pas. Il n’en connait même pas son âge. Qu’on l’assume ou non, on espère voir de lui des sentiments réciproques pour Marie mais il n’en est rien. Connait-il seulement l’amour ? Il ne montre aucune résistance quant au moment où Raymond lui demande d’écrire à sa place. Il est clairement complice d’une grande bassesse morale en participant en quelque sorte à ces violences conjugales. Pire que tout, il commet le pêché capital en tuant un homme sans défense sous le soleil rasant de l’Afrique du Nord et il va même jusqu’à tirer à nouveau quatre balles dans le corps inerte.
Maintenant, la nuance est de rigueur car faire passer Meursault pour la dernière des ordures est indigne d’un roman de l’envergure de l’Etranger. J’ai d’ailleurs éprouvé une profonde sympathie pour ce personnage. Son insensibilité est aussi symbole de sa marginalité par rapport à la société. Il est un homme de sensations. Camus nous rappelle constamment l’omniprésence du soleil, de la chaleur ou encore de la plage. Ce sont tant de lieux physiques dans lesquels il trouve de l’épanouissement. Sa relation avec Marie en est aussi un bel exemple. Elle est à la base corporelle mais ces échanges charnels ont souvent lieu dans des milieux précis. C’est lors d’une baignade dans l’eau de mer, à la lumière du grand jour, qu’il lui effleure les seins. Ou bien c’est dans l’obscurité que la nuit « coule sur leurs corps ». On ne peut que trouver cela sensuel et d’une certaine beauté. Il est donc bien muni d’une forme de sensibilité. Il est juste en désaccord avec les codes sociaux du monde qui, par conséquent, lui attribuent le qualificatif d’ « étrange » voire de « monstrueux ». A l’inverse d’un Joseph K., il ne succombe pas à cette pression sociale mais s’en marginalise plutôt. Il refuse de se marier ou bien ne cherche pas à obtenir une plus haute fonction. Il est en fait quelqu’un d’une honnêteté totale avec comme objectif, la vérité absolue. En cela, il se place au-dessus de beaucoup de ses semblables qui cèdent bien plus à l’hypocrisie. Camus le qualifiera d’ "homme pauvre et nu, amoureux du soleil et qui ne laisse pas d’ombre".
A ce stade, on pourrait se croire bloqués avec un avis pouvant pencher d’un côté comme de l’autre. Il est donc important de revenir à une scène, celle de l’aumônier. Elle est capitale. Poussé dans ses retranchements, Meursault a peur chaque nuit de mourir. Il n’en dort plus et la visite de l’homme d’Eglise l’appelant « mon fils » en est la goutte de trop. « Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et cette mort qui allait venir ». Du grand art et du grand Camus. Toute l’absurdité de notre vie, sa vacuité, sa finalité sans doute sont aussi éclatantes que le soleil algérois. Il se refuse à la religion tout comme au système juridique visant plus la culpabilisation que la justice en tant que telle. Peu lui importe, tout n’est qu’un jeu à somme nulle et devoir participer à un système aussi vain lui est insupportable. Camus l’appellera « le seul Christ que nous méritions ». A peine l’aumônier parti pleurant, que le calme revient. Il s’apaise et pense à sa mère. « Si près de la mort, maman devait s’y être sentie libérée et prête à tout revivre ». Ce passage est fantastique. Tel Sisyphe libéré de son rocher, j’y vois la fin de l’absurdité selon Camus mais aussi le symbole de l’essentiel avec « l’enfant à l’aube de sa vie » pensant à sa mère, trace que la vie n’est pas qu’absurdité non plus. Il s’agit de la parfaite ambivalence, juste avant que notre étranger n’ait la tête tranchée.
Je pense finalement que l’Etranger est le genre d’œuvre à part entière dont il est impossible d’obtenir « l’ » interprétation à l’image du film « Solaris » d’Andrei Tarkovski pour ne citer que lui. Il est important de percevoir l’absurdité présente dans les évènements du monde tout en ne s’en séparant pas complètement non plus. Savoir relativiser est essentiel. Je sais que je vais devoir aller plus loin dans la littérature de Camus. J’aime aussi le fait d’avoir, selon mon interprétation, pu apercevoir au milieu de l’océan absurde, une petite ile étrangère et essentialiste. C’est un sentiment étrange car je sais avoir besoin d’y croire et pourtant j’en suis intimement persuadé tout comme je suis sûr qu’il y a une part d’humanité étrangère en chacun de nous.