Les grands livres ont ce pouvoir-là, de modifier la trajectoire du lecteur à chaque lecture, de maîtriser le temps en déployant l'espace, de faire en sorte que rien ne s'est véritablement produit, qu'à tout moment peuvent surgir de nouvelles montagnes et de nouveaux abysses.
Le titre, déjà, interpelle.
"L'homme peuplé"... mais de quoi ?
Ou de qui ?
De rêves ? De livres ? D'amours ? De mots proférés ou non ? D'espoirs vains ? De voix disparues ?
Nous en apprendrons davantage sur ce point au fil de la lecture de l'étonnant dernier roman de Franck Bouysse, qui semble prendre un malin plaisir à égarer son lecteur, à le semer sur des sentiers romanesques qui se révéleront autant d'écrans de brume.
Un livre brillant, vaste polyphonie littéraire, traversée de nombreux échos aux auteurs aimés (Hesse, Dostoïevski, Faulkner...), qui donnent au texte de riches dimensions qui m'ont enthousiasmée.
"Ce qui peut exister, c'est la rencontre fortuite d'un écrivain et d'un lecteur, et ce n'est pas seulement le livre qui permet ce miracle, c'est l'oubli de celui qui l'a écrit et de celui qui le lit."
J'ai d'abord cru à un thriller rural à suspense (tendance Colin Niel- Sandrine Collette - Andrée Michaud), tant l'atmosphère, très sombre, semble emprunter les codes du genre...
Mais il n'en était rien, et c'est tout le talent de cet auteur qui ici déjoue les conventions usuelles pour donner naissance à un roman à la tonalité inédite qui n'est jamais là où on l'aurait pensé.
Au sein d'une rase campagne anonyme comme sait si bien les peindre l'auteur du somptueux "Né d'aucune femme", un écrivain, Harry, atterrit dans une maison éloignée, à la lisière d'une forêt, pour y trouver le souffle de son prochain livre, après un premier grand succès littéraire qui l'a consacré, via son roman "Aube noire" (titre prophétique). Il tente de s'acclimater à ce territoire aussi hostile que peu peuplé mais hormis la vendeuse de l'épicerie (mignonne mais peu causante et méfiante), la silhouette d'un vieux médecin ventripotent et le maire du village, il n'y a guère âme qui vive et tous sont bien taiseux. Il y a bien une bâtisse voisine de la sienne qui fut occupée (l'est-elle encore ?) mais elle est si nimbée de non-dits et de brouillard ténébreux qu'il faudra à Harry la totalité du roman pour en percer les secrets.
"Même par temps clair, le pays inspire la mélancolie et le mystère."
En parallèle des chapitres consacrés à ce romancier en quête d'inspiration, Franck Bouysse remonte le temps et nous présente les personnages passés qui semblent encore hanter les lieux, et surtout Sarah et son fils Caleb (d'une telle beauté qu'on le compare à Delon), les coupeurs de feu, guérisseurs parias qu'on disait sorciers (comme tout ce qui est inexplicable), qui occupaient la maison voisine de celle d'Harry. Bien sûr, en lisant ce prénom si particulier- Caleb - je n'ai pas pu m'empêcher de songer à l'ombrageux rejeton de la famille Trask chez Steinbeck dans East of Eden. Personnage intrigant- qui n'est pas non plus celui qu'il semble être - et qui souffre également d'une mère chaotique. Franck Bouysse désire manifestement subtilement mettre ses pas dans ceux de l'immense auteur américain. Nous lui souhaitons une même durable gloire littéraire !
Il est question ici de mauvaise réputation, de racontars de village et d'omerta, de secrets perpétués, de fantômes qui murmurent à l'oreille des vivants et des deuils à faire pour que la vie continue. Le livre, l'histoire racontée, celle du narrateur omniscient ou celle qui se trame aux confins de l'esprit d'Harry, sont alors autant de manières de rendre justice, de venger, de révéler, de dire une vérité trop longtemps tue. La littérature qui répare, renoue, réhabilite, rend hommage, Surtout quand on a eu comme Caleb, une mère dont "la doctrine" était "l'effacement" et qui garda le secret du géniteur de son fils unique jusqu'à la fin.
Même s'il m'a fallu quelques pages pour entrer dans ce texte, je dois avouer que j'ai fini par me laisser prendre par ce drame qui flirte avec le fantastique et le surnaturel. Franck Bouysse excelle dans les descriptions angoissantes, l'installation de l'atmosphère sombre, amplifiée par la forêt environnante, le silence rompu par des bruits étranges, disparition d'objets, humidité soudaine, un monde d'où semblent pouvoir surgir des menaces de toutes sortes... (j'ai aimé d'ailleurs la manière dont Franck Bouysse parle du silence "craquelé", "fissuré" par un son inattendu).
Il s'attache par ailleurs particulièrement à décrire les lumières et les ombres ("cette aube noire d'avant l'aube"), avec beaucoup de profondeur, de poésie et d'élégance. Une quête qui m'a ramenée à mon islandaise lecture précédente, qui interrogeait les ténèbres de notre naissance, cherchait à mettre au jour "la vérité sur la lumière".. Ici aussi les personnages devront puiser en eux-mêmes pour découvrir leur part lumineuse et accepter celle d'ombre, au risque de se perdre.
Ô comme les livres se parlent entre eux...
Harry le citadin devra apprendre à apprivoiser ses craintes, à se fondre dans ce paysage et ce mode de vie spartiate, tel le paysan dont il lit les mémoires avec passion au coin du feu, non loin d'un chien sans collier qui l'a adopté (séquence qui m'a rappelé "Chien-loup" de Serge Joncour) et qui suscitera d'étranges réactions.
La place de la littérature, tant lue que produite, est centrale dans ce livre qui propose in fine un remarquable métatexte, une mise en abyme très réussie qui donne envie, parvenu à la fin, de tout reprendre du début. Les pages où Harry parle de la puissance de la littérature (p.123-126), du pouvoir démiurgique de l'auteur, à la suite de toutes les grandes voix littéraires admirées et inspirantes, m'ont absolument époustouflée et me marqueront longtemps.
Son père lui avait expliqué que l'auteur créait des personnages ayant pour mission d'explorer un espace littéraire, de trouver une autre planète. (...) Cette planète ferait littérature, celle qui place la vérité des personnages plus haut que tout, pas celle qui se raconte, pas celle des idées ou des sujets. La littérature imprégnée de mythes et de légendes, inféodée aux corps qui chutent et aux malheureux qui résistent. Celle qui redistribue les cartes du réel, celle qui triche avec un as dans sa manche. (..) Il ajoutait qu'un auteur ne devrait pas écrire une seule ligne qui ne soit en rapport avec des obsessions profondes. Il faudrait remonter à leur source, creuser au même endroit, inlassablement.
Le romancier entrecroise et fait alterner passé et présent, destinée de Caleb et destinée d'Harry en courts chapitres dédiés, nerveux et bien menés. Une narration qui tend à montrer que toute histoire n'est qu'un leurre, que réalité et fiction, rêve et réel, magie et vengeance, visions, folie et malédictions sont autant de facettes d'une même pièce, et que le passé jamais ne cesse de cogner à la porte si la paix n'a été faite, le pardon accordé.
Le thème de la malédiction, de l'anathème, des mots proférés qui condamnent et clouent l'âme au pilori sont explorés avec beaucoup de finesse par l'auteur qui nous rappelle, si besoin en était, le pouvoir performatif des mots, leur capacité à enfermer ou ouvrir un destin. Qu'un sang soit dit "corrompu" et l'individu traînera avec lui d'invisibles chaînes, s'empêchera de vivre sa vie au risque de perpétuer une engeance maudite. Qu'une mère répète à son fils que "les démons aux allures de fille sont les plus dangereux" et sa vie amoureuse cherra.
Ainsi de Caleb et d'Emma, son amour interdit. Le romancier réserve toutefois des lignes d'une beauté presque mystique à la rencontre sensuelle, grâce que j'avais déjà notée dans "Né d'aucune femme, roman tant adoré.
Le mal était profond, fait du désir de la chair et de la possession du cœur.
Allant d'Harry à Caleb (et que de ressemblances entre eux, finalement !) Franck Bouysse explore avec précision et pertinence les turpitudes du cœur épris, les conflits de loyauté d'un fils pris entre sa mère et la femme aimée, l'apprentissage de l'attachement, la souffrance inhérente à ce dernier, les ruptures indélébiles, les mots inoubliables ("mes yeux se sont usés à guetter ta promesse") et les amours "épiphanies" qui nous mettent au monde et nous marquent à jamais.
A tous ces égards et bien plus encore que je ne saurais dire, "L'homme peuplé" est un grand roman sur l'amour et j'aurais très bien pu emprunter à Éric Reinhardt le titre de son roman pour ma critique, "L'amour et les forêts". Je lui ai finalement préféré celui du recueil d'Éric Poindron, lyrique et poignant, qui exprime bien cette omniprésence des spectres, au sens propre et figuré, dans nos vies bien policées.
Grand roman à l'ambiance intelligemment trompeuse, ambitieuse réflexion sur les pouvoirs magiques de la littérature et de la création, "L'homme peuplé" est une aventure dense, sensuelle et troublante pleine de sagesse, de fantômes et d'échos qui va me hanter longtemps...
"Le problème avec ceux qui aiment un livre, c'est qu'ils se mettent à aimer son auteur, sans réserve" : après une telle lecture, voilà qui ne saurait être plus vrai.