Là, j’aborde un de mes romans favoris. Sur le podium, je le situe juste une marche derrière Le nom de la rose, mais peut-être parce que j’ai un faible pour le Moyen-âge et que j’ai découvert le bouquin de Umberto Eco à la sortie de l’adolescence, un âge qui facilite l’exacerbation des passions. Bref, le hasard aurait interverti temporellement ces deux lectures (en permettant à Padura de commettre son chef-d’œuvre vingt ans plus tôt), l’ordre de mes préférences aurait certainement été inversé… Une preuve de plus que le destin se joue de nous. Comme il s’amuse à torturer les personnages de ce livre pour composer une des tragédies les plus poignantes de notre histoire contemporaine.


Padura nous offre les vies croisées de Ivan, un vétérinaire cubain écrivain à ses heures, Léon Trotski le célèbre et Ramon Mercader, son assassin. D’accord, là vous allez me dire que je pousse un peu, que cette histoire est trop rebattue pour faire un bon roman noir et qu’on peut repasser pour le suspens vu que tout le monde sait comment elle s’achève, avec un piolet dans le crâne à défaut d’un marteau ou d’une faucille.


Oui, peut-être, sauf qu’elle n’est pas soldée par cet évènement, enfin pas tout à fait… Et puis, soyez francs, avez-vous vraiment une idée claire de la manière dont tout cela s’est goupillé ? D’accord, Trotski n’a pas réussi à convaincre Staline de la nécessité de lancer l’URSS dans sa révolution permanente et comme ce dernier n’était pas du genre à souffrir la contradiction, il a bien fallu que le Vieux se carapate pour échapper à ses griffes. Oui, mais il n’a pas atterri tout de suite à Mexico, dans le quartier Coyoacan (une belle maison d’ailleurs, que j’ai eu la chance de visiter : encore merci Luc !). Il en a fallu, du temps, de la réflexion, des rencontres, des débats, du vagabondage avec sa femme et ses chiens (oui, l’homme qui aimait les chiens, c’est lui, à moins que ce soit l’autre ???), partant d’Alma-Ata pour se poser un moment en Turquie, puis passant par la France et la Norvège, entre autres, toujours militant, passionné, curieux de l’évolution du monde et tentant d’organiser ses soutiens dans une nouvelle Internationale, parce que la révolution doit continuer et qu’elle ne peut se réduire à sa caricature russe. Certes, un roman aurait suffi à raconter cet homme, et d’ailleurs la littérature ne manque pas à ce sujet, mais l’idée de glisser la vie de son assassin dans le même récit, en alternant les chapitres, touche tout simplement au génie.


Car si la mort de Trostski parachève sa légende dans le sang, elle plonge également son assassin en enfer. Par cet acte, moment paroxystique du roman, ce sont deux personnes qui décèdent, la victime en même temps que son meurtrier qui, depuis de nombreuses années déjà, arpentait lui aussi le monde, mais dans une existence diminuée à force de renoncements. Alors oui, j’avoue, Ramon Mercader mérite le détour, peut-être même plus que celui qu’il traque tellement son destin illustre la malédiction de l’humanité, dépeint le tableau de ses faiblesses. Lui aussi se confronte rapidement à l’histoire dans une autre guerre civile, celle d’Espagne. Idéaliste, il embrasse la cause communiste à la suite de Caridad, sa mère toxique qui offre en partie les clés de son parcours, mais aussi d’Africa, la belle militante dont il souhaite conquérir le cœur sans réaliser qu’il se consume déjà pour un amour unique et exclusif, celui de la révolution. Alors Ramon devient un bon soldat à force de trop vouloir plaire. Il est recruté par les services secrets soviétiques, ne se posant pas trop de questions quand on lui demande d’exécuter les basses œuvres, d’abord en faisant le ménage dans les rangs républicains, n’hésitant pas déjà à s’attaquer aux troupes du POUM et des anarchistes lorsqu’il s’agit d’asseoir la domination des communistes. Une fois la messe dite de l’autre côté des Pyrénées, on le suit à la trace en France, gravissant les échelons de la répression, certainement persuadé que la fin justifie les moyens, avant de se voir confier la mission de sa vie.


Je ne vous en dis pas plus et espère d’ailleurs ne pas vous en avoir trop révélé. Ce roman rassemble les qualités du chef d’œuvre. Narration impeccable, souci du détail sans jamais devenir rébarbatif, capacité à embrasser les enjeux des époques traversées, à peindre avec justesse les figures qui peuplent ses lignes et surtout un sens de la dramaturgie qui tient en haleine jusqu’au dernier mot. Compassion.


Encore merci, Leonardo Padura !

StéphaneFurlan
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le 24 mai 2021

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