La fin des mythes ou : au lieu d'être un loup pour l'homme, l'homme ferait mieux d'être un serpent !
D'emblée, ce titre m'a attirée sur le présentoir des nouveautés à la bibliothèque, de même que l'objet-livre - c'est rarement le cas qu'un roman soit aussi beau, avec rabats de couverture illustrés d'une gravure ancienne.
L'homme qui savait la langue des serpents... Tiens, et c'est estonien, seconde surprise. Ce faux mythe met notre société en abyme en présentant la transition d'une société sylvestre à une société médiévale composée de trois ordres : les chevaliers (venus d'Europe), les moines et les paysans. Les chevaliers et les moines règnent sur ce monde agraire en imposant une culture d'au-delà des océans. Pour les paysans estoniens, les moines qui se font castrer pour chanter comme des anges dans leur couvent sont "à la mode", Jésus est pour ainsi dire une rock star.
Dans la sombre forêt, les derniers habitants sont partagés entre les traditions, le bien-être qu'ils ressentent à vivre libres en se nourrissant de viande rôtie, et la vie plus organisée des paysans qui triment dur pour produire leur pain au goût d'écorce. La langue des serpents leur permet de régner en maîtres sur les animaux, sans avoir à chasser, car certains sifflements ont des pouvoirs inouïs : dompter les loups, pousser un animal à venir se sacrifier pour vous servir bénévolement de gibier, communiquer avec les vipères royales...
Lorsque la forêt se vide peu à peu, il devient cependant difficile de résister aux sirènes de la modernité, et les familles de la forêt déménagent inexorablement pour le village, où l'on travaille, manie des outils intéressants, mais aussi joue à la balançoire et flirte avec les filles, qui sont belles et désirables.
Même Leemet, le héros, hésite entre ces deux mondes. Il représente l'incroyance fondamentale, le refus de s'en référer à un être supérieur, qu'il s'agisse du Dieu des chrétiens pour lequel s'avilissent les paysans dits civilisés, se mettant en danger en oubliant la langue des serpents pour développer des superstitions idiotes (mettre sa ceinture de la messe pour résister aux loups, par exemple), ou des génies des arbres dont le vieux Sage du bois Sacré proclame la supériorité. Leemet ne croit qu'en la langue des serpents, parce qu'il est resté proche de ceux-ci, grâce à sa meilleure amie Ints, vipère royale, dans le terrier de laquelle il apprend à hiberner, et parce que le pouvoir qu'elle confère est évident. Il croit encore en l'existence de la Salamandre, formidable mythe du Serpent-Dragon des épopées, accompagnant à la bataille les armées estoniennes et leur donnant des victoires flamboyantes. Mais les temps changent, la langue des serpents tombe dans l'oubli, et de fait, il devient le dernier à l'avoir connue.
Autour de Leemet gravitent des personnages d'une gravité superbe ou d'une truculence horrifique : la jeune mariée enlevée trop tôt, la mère qui gave ses enfants, la soeur qui fricote avec un ours, le grand-père à qui on a coupé les deux jambes mais qui se construit des ailes (d'os empruntés aux ennemis dont il taille également les crânes en coupes) pour revenir à la guerre, les anthropopithèques et leur pou géant (quelle idée !). Les mythes sont reconstruits et réactualisés, par le biais d'un humour salvateur ils paraissent plus vivants que la civilisation connue, à laquelle l'auteur fait d'incessants clins d'oeil.
Vous l'aurez compris, ce roman est étonnant, drôle, mais attendez-vous également à frissonner devant certaines scènes, ainsi qu'à éprouver une invincible nostalgie devant le temps qui passe, les choix d'une vie qui nous poussent à rester seuls. On y trouve la matière même de la vie, une vie enjouée, sauvage, vibrante, une vie où la parole se fait légende en direct, où "ce dont on ne parle plus n'existe pas".