L’aveuglement des éditeurs français au début des années 2000, refusant d’imaginer qu’Infinite Jest - en train de faire un carton aux USA - pouvait représenter le moindre intérêt pour le public hexagonal, a au moins eu un intérêt, en plus de renforcer aux yeux de l’Etranger notre image de pays prétentieux enfermé dans ses certitudes recuites (si tant est que l’Etranger ait encore envie de tourner ses yeux vers nous) : celui de transformer la vaste blague [1] de Wallace en étoile morte, dont la lumière nous parvient à travers les espaces infinis depuis le passé, inversant ainsi le léger décalage temporel voulu par Wallace (l’action se déroule aux environs de 2009 alors que le roman sort en 1996). Pour un livre à ce point-là obsédé par la figure - forcément infinie - du cercle et par le thème du souvenir [2], on ne pouvait mieux tomber.


Un avantage, ai-je dit, et maintenant j’en vois un second. Car ces années passées à attendre une traduction dont l’arrivée devenait de moins en moins crédible au fur et à mesure qu’elle était annoncée comme de plus en plus probable, ont aussi contribué à transformer Infinite Jest, pour le lecteur impatient et frustré, en véritable « cosa mentale ». Objet de fantasme et de projection, rempli d’attente, d’espoirs et de peurs, plongeant le patient (dans tous les sens du terme) dans l’attente angoissée d’une confrontation tout à la fois souhaitée et crainte, et redonnant à l’ a-venir l’épaisseur d’un problème quasi insoluble . Pour un livre à ce point-là obsédé par l’angoisse du lendemain [3], rempli de personnages tellement tétanisés à l’idée de vivre qu’ils multiplient les moyens de couper court à la corvée - drogue, sport, terrorisme et tutti altri quanti di divertimenti - on ne pouvait mieux tomber.


Voilà, j’ai dit second quand j’aurais dû dire deuxième. Car l’esprit de l’escalier me pointe déjà du doigt une troisième raison de se réjouir d’un aussi long délai. Toute cette cascade d’interstices, de faux semblants, de retournements provoqués par des circonstances si brouillées qu’on ne peut plus savoir si elles sont extérieures ou intérieures au livre [4], ne fait - la cascade - que dédoubler les présupposés post-modernes à l’œuvre dans Infinite Jest. Pensez un peu ! La frontière déjà poreuse entre réalité et fiction, passé et présent, actuel et virtuel, lâchant après toutes ces années de sape, nous permet de tenir entre nos mains - très écartées, de fait - un objet qu’on pourrait dire présent par son absence même, tout en étant, dans le même (non) temps absent malgré sa présence indéniable. Et n’est-ce pas là la définition parfaite pour ne pas dire exacte d’un fantôme ? Pour un livre à ce point-là obsédé par la figure d’Hamlet, on ne pouvait mieux tomber. Avouez. [5]


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[1] rappelons à toutes fins utiles que "jest", lorsqu'aucune
contrainte éditoriale n'entre en jeu, se traduirait plus volontiers par
« plaisanterie, blague, bouffonnerie », que par « comédie ».


[2] Les commentateurs anglo-saxons, peut-être pour contrebalancer le
sus-dit sentiment de supériorité gaulois, ou bien limités par une
vision particulièrement étroite, elle aussi, de la scène littéraire,
se sont plu à comparer l’opus magnum de Wallace aux oeuvres de ses
concitoyens Pynchon ou De Lillo. Sans entrer dans ces polémiques de
clocher, notons tout de même qu’un rapprochement avec deux Français
obnubilés par le travail de la mémoire et partageant la même initiale
– Perec et Proust – est également envisageable, tant le roman semble
mû par le titre programme de l’un (« Je me souviens ») et le principe
de remémoration de l’autre (avec une motte de pourriture en
remplacement ironique de la - trop- célèbre madeleine).


[3] On pourrait remarquer que le système de notes tentaculaires mis
en place par Wallace intègre en quelque sorte cette peur primale dans
le corps physique du livre, créant une nébuleuse inquiétante et
flottante en aval du texte, sorte de réserve menaçante toujours prête
à se déverser sur le lecteur, voire à l’engloutir (l’aval qui avale,
comme si tout avenir était déjà advenu et qu’on pouvait trouver la
trace de cette inexorabilité dans les mots mêmes dont use la tribu)


[4] Certains éditeurs allant jusqu’à sous-entendre que c’était le
livre lui-même qui était écrit de façon à ne surtout pas être
traduit trop tôt en français, sans que l'on puisse déterminer s'il
s'agissait ou non d'un exemple quasi retro-mimétique d'humour
grinçant induit par une trop longue fréquentation du texte source


[5] Ce troisième sourire éclairant la sombre humeur avec laquelle je
croyais commencer ce billet m’a fait soudain réaliser un quatrième
détail tout aussi étonnant qui en découlait de fait… Mais comme
aimaient à dire nos aînés : « Apprenons et retenons » ! Car à la
demande : « peut-on gloser infiniment sur un roman qui est lui-même
une glose infinie ? » la réponse est évidemment oui. Mais de là à en
conclure qu'on peut le faire sans mettre à mal l'ordre de l'univers -
qu'il soit intra ou extra diégétique - ni enclencher une terrible
spirale d'addiction qui finira à tout coup par aspirer les aspirants
glosateurs, et par contre coup, qui sait ? peut-être même les
malheureux glosés, plusieurs indices dans le roman semblent indiquer
aux esprits attentifs et éclairés qu'il serait peut-être bien
outrecuidant (pour ne pas dire dangereux) de s'y risquer.

Chaiev
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le 30 août 2015

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