Quel roman!
John Irving nous offre là un modèle du genre, tout ce que la littérature peut faire de mieux.
J'avais été impressionnée par le long roman de Oates : « Le livre des martyrs américains » https://www.senscritique.com/livre/un_livre_de_martyrs_americains/critique/276045202 sur le même sujet : l'avortement, mais je dois reconnaître la supériorité d'Irving.
Là où Oates confrontait deux visions irréductibles: ceux qui considèrent que la vie humaine est une valeur supérieure et ceux qui acceptent de la sacrifier, quelques en soient les raisons, Irving effectue la prouesse d'inventer un personnage de médecin farfelu, dépendant à l'éther, à la fois compréhensif envers les femmes qui mettent au monde des enfants parfois non désirés qu'elles abandonnent à l'orphelinat du Maine qu'il dirige et envers celles qui décident de recourir à ses services bénévoles d'avorteur. Il réunit ainsi en lui la «part de Dieu et la part du diable »et ne se laisse pas arrêter par d'autres considérations que son immense bienveillance envers les femmes et son amour desenfants.
Il a cependant des zones d'ombres et son amour inconditionnel pour un orphelin dont il veut faire son successeur se heurte au refus de ce dernier de pratiquer des avortements le jour où il autopsie un nouveau né – scène absolument délirante mise en parallèle avec la mort loufoque d'un chef de gare- et s'aperçoit que ce qu'il voyait pendant les avortements l'a trompé sur la qualité humaine de ces résidus sanguinolents. La documentation scientifique est d'une grande précision et nous apprenons tout, comme lui, des curetages, des différentes techniques d'avortement ( j'ai pas mal cauchemardé en repensant à celle qui consiste à couper le tête du fœtus in utero, aux mouvements d'évitement du petit être pour fuir les instruments utilisés pour l'arracher à l'utérus...)
Mais cet aspect, bien que central, ne doit pas limiter la vaste fresque d'histoires foisonnantes qui parcourent les plus de 700 pages du roman.
Irving est un conteur génial ; il exploite avec une sorte de jubilation toutes les possibilités du récit : on est étourdi par les analepses, les ellipses, parfois les prolepses qui créent paradoxalement un suspens, les parallélismes, les changements brusques d'atmosphère et de rythme, passant de la salle d'accouchement aux vergers de pommes à cidre dont nous apprenons aussi tout.
Et tout cela avec un humour parfois débridé, comme dans cette scène pour le moins atypique d'aveu avec la jeune fille qui deviendra la mère de l'enfant de l'orphelin rebelle; ce dernier lui avait subtilisé quelques poils pubiens lors de leur première rencontre à l'occasion d'un avortement ( je simplifie) ; quelques années après, un coup de vent malencontreux fait s'envoler les poils gardés religieusement dans le portefeuille du jeune homme et révèlent à la jeune fille qui reconnaît son bien l' amour caché de l'apprenti avorteur devenu l'ami de son futur mari ( je simplifie)... Ou les personnages savoureux des deux infirmières qui donnent des noms improbables aux orphelins. Ou les aventures birmanes rocambolesques du futur mari dont l'avion chargé de bombarder les lignes japonaises pendant la Seconde Guerre mondiale chute dans une jungle qui va nous permettre d'apprendre certaines techniques médicales originales. Ou le personnage haut en couleur d'une orpheline violente qui poursuivra sans relâche Homer à travers les EU, même après être devenue lesbienne etc etc
Un roman fleuve, un roman haletant, original, une ode à la vie dans sa richesse par delà le Bien et le Mal . A lire de toute urgence si vous ne l'avez déjà fait !