Etats-Unis, le Maine, première moitié du 20ème siècle. Un obstétricien, Wilbur Larch, philanthrope, philosophe, athée, abstinent, drogué à l’éther et mis au ban de la société accomplit l’œuvre de toute une vie : tenir un orphelinat. Il accouche des enfants qui vont être abandonnés (donner la vie = œuvre de Dieu) et pratique l’avortement si nécessaire (œuvre du Diable). Il finit par tomber paternellement amoureux d’un de ses orphelins, Homer Wells, en échec de famille adoptive et en qui il trouve le prolongement de sa vie.
Pendant la première moitié du livre le rythme colle parfaitement à la description du Maine, des paysages et des vies qui ont l’air d’être figés dans le temps. La narration est très descriptive et les histoires des personnages secondaires très développées. Ça confère au roman un côté un peu balzacien (c’est une qualité). Et ce n’est pas sans plaisir qu’on se laisse bercer par les non-événements, et contemple le quotidien de l’orphelinat.
La deuxième moitié se consacre surtout à l’histoire d’Homer Wells, enfant candide ayant grandi dans sa bulle aseptique découvrant maintenant la vie au près d’exploitants de pommes. Ce nouveau monde lui révèle l’amitié, le mensonge, l’amour, l’adultère, le travail, la responsabilité de nos choix, la culpabilité, la paternité,… une vie d’adultes en somme. Le rythme est plus soutenu, les descriptions plus succinctes, la narration plus vive. Mais on est toujours dans le Maine et la phrase favorite est « il faut attendre voir ».
Le plaisir immense de ce roman est sa réalité. Les personnages, même les plus secondaires possèdent de vraies personnalités qu’on pourrait imaginées de chair et de sang. Je me suis souvent imaginé, pendant la lecture, devant un tableau de Grant Wood. Surtout, une éclaboussure réaliste humanise le tableau : le mensonge. Tout le monde ment (avec de bonnes intentions, certes) et les secrets hantent les rapports humains. La seule personne qui refuse les mensonges (une orpheline non adoptée) est toute faite de colères et traverse le roman en trainant son malheur.
L’alter ego de l’écrivain est Wilbur Larch. Il est Dieu (et Diable). Il donne la vie, avorte, façonne la vie des gens autour de lui, écrit et réécrit l’histoire et vie des gens (notamment en réinventant totalement la vie de Homer), philosophe, prophétise et semble immortel. Mais il agit toujours avec bienveillance et dans le but d’être utile. Surtout l’avortement, parce que les femmes sont des victimes et que, sauf lui, personne ne pourrait les aider. Ces pensées et réflexions sur la vie, qu’il accouche sur un journal de bord de l’orphelinat, sont les propres commentaires annexes d’Irving sur son œuvre. Remarquables.
Curieusement, le héros, Homer Wells, est un être placide qui dans la plupart des situations semble uniquement subir ce que les autres veulent faire de lui ou avec lui. Etrangement aimé de tous, il répond la moitié du temps par une réplique bi syllabique « D’accord » qui finit même par énerver sa bien-aimée. Sa première pensée propre n’arrive qu’autour de la page 250, en ne voulant pas pratiquer d’avortements.
Un bel extrait : « Quand on ment, on se sent responsable de sa vie. […] Quand on ment, on a l’impression de tromper le destin – son propre destin et celui de tout le monde. »