Vingt-six chapitres, dont il manque le cinquième, rassemblés en six parties dont il manque la deuxième. Le manque est à l'œuvre dans cet étrange ouvrage. Le « e » en est la victime. Cinquième lettre et deuxième voyelle. Le manque, la disparition, l'absence y sont à la fois le thème de l'œuvre et le sujet de l'histoire. Ici la forme est constamment au service du fond ; elles sont à ce point mêlées, se confondent à un point tel, qu'écrire sur l'une revient à parler de l'autre.
C'est-à-dire qu'au-delà de la performance formelle (composer un livre sans « e », aller jusqu'à récrire six poèmes du corpus du XIXème siècle français – Mallarmé, Hugo, Baudelaire et bien sûr, le célèbre Voyelle de Rimbaud, transformé pour l'occasion en « Vocalisations ») Perec réussit à écrire un livre dans lequel il montre que la contrainte que l'écrivain s'impose est nécessairement partie prenante de l'histoire. A ce titre il rejoint Proust qui déclarait « Le style n'est nullement un enjolivement comme croient certaines personnes, ce n'est même pas une question de technique, c'est – comme la couleur chez les peintres – une qualité de la vision, la révélation de l'univers particulier que chacun de nous voit, et que ne voient pas les autres. Le plaisir que nous donne un artiste, c'est de nous faire connaître un univers de plus. » Il est même au plus près de la définition que donne Proust du style dans ce roman (l'un des personnages s'appelle d'ailleurs Swann).
Alors bien sûr la contrainte donne lieu à cette extraordinaire jubilation du langage, à cette inventivité de chaque phrase, de chaque mot, elles-mêmes amenant cette étrange loufoquerie où des mots rares, techniques, spécifiques, où argot et néologismes s'emparent du langage pour le transformer, où une érudition se développe et invite le lecteur à chaque mot, à chaque auteur cité à aller se renseigner et découvrir que tout est tiroir à double fond, et que les sens multiples jouent et résonnent les uns sur les autres permettant au lecteur d'imaginer en son esprit mille livres et mille et mille idées, et tout cela contribuant à faire de ce roman une œuvre unique, sans précédent ni descendance.
Mais La Disparition est plus que cela encore. Il se lit comme une analyse en profondeur de l'écriture. L'histoire est rapidement racontée : suite à la disparition successive de différentes personnes, une enquête se mène faisant intervenir un certain nombre de personnages reliés les uns aux autres par connaissance ou par une généalogie étrange et morcelée. Ces disparitions de personnes sont toutes liées à une quête que chacun menait, visant à comprendre le sens d'un signe décrit comme « un fin sillon blafard, figurant, grosso modo, un rond pas tout à fait clos finissant par un trait plutôt droit » autrement dit un « e », marque que porte sur son avant bras un personnage qui précise qu'il ignorait « qu'il fût conginatal » (on admirera le néologisme au passage, « congénital » étant proscrit et « natal » marquant plus sûrement la question originelle que « génital »). Chacun des protagonistes va donc se trouver embarqué dans cette quête. Tous les ressorts de la narration sont convoqués : récit rapporté poussé jusqu'au roman dans le roman, rappelant l'orientalisme et surtout Don Quichotte, manière encore de généalogie – Don Quichotte dont on retrouve dans cette œuvre l'énergie, la vigueur, le baroque et l'inventivité – ; énonciation diversifiée multipliant les points de vue ; les genres également, tour-à-tour polar, conte, épopée mythique et j'en passe, et, jalonné çà et là, des réflexions sur l'enquête qui valent pour explication de la contrainte : ainsi la disparition dans un commissariat d'un élément capital de l'enquête fait dire à un inspecteur : « [le vol] affaiblit nos pouvoir dans la proportion d'au moins un sur cinq », disparition qui précède de peu celle du premier personnage fort justement nommé Anton Voyl. Autrement dit, le retrait du « e » affaiblit grandement les possibilités de l'écrivain. Ainsi chaque personnage est conscient de ce qu'ils sont forcés d'appeler une « maldiction » et tout à la fois est incapable d'en saisir l'origine qui se dérobe constamment. Et c'est par là que le roman atteint toute sa force. Perec montre ici que si le langage est un monde, pour le romancier le monde est langage. Et que le plus puissant équivalent que possède l'écrivain pour son roman de ce qu'est l'erreur ontologique, la faiblesse initiale, la défaillance première, le défaut, l'absence originelle, l'absurdité parfois de l'existence pour un être humain est le défaut dans son univers, autrement dit dans l'alphabet. Cette absence, ce manque qu'on ne peut pallier, qu'on ne peut nommer, qu'on ne peut découvrir, mystère qui se résoudra peut-être seulement avec notre mort, notre propre disparition. Et c'est bien ce qui arrive aux personnages du roman qui disparaissent au moment où va leur être révélé le sens de cette « maldiction ».
C'est enfin pourquoi malgré son aridité, malgré son étrangeté, La Disparition est une œuvre si belle. Elle peint avec beaucoup d'humour et de jubilation, elle fait sentir ce qu'est l'absurdité de notre condition et l'insondabilité de nos origines qui pourtant nous conditionne tout comme Perec, écrivain et orphelin, s'est retrouvé empêché d'écrire dans ce roman les mots « père » et « mère ».
Ambitions que résume très bien l'auteur à la fin de son livre, dans le « Post-scriptum » :
"Ainsi, son travail, pour confus qu'il soit dans son abord initial, lui parut-il pourvoir à moult obligations : d'abord il produisait un « vrai » roman, mais aussi il s'amusait (Ramun Quayno, dont il s'affirmait l'obscur famulus, n'avait-il pas dit jadis : « L'on n'inscrit pas pour assombrir la population »?), mais, surtout ravivant l'insinuant rapport fondant la signification, il participait, il collaborait, à la formation d'un puissant courant abrasif qui [...]pourrait, dans un prochain futur, rouvrir au roman l'inspirant savoir, l'innovant pouvoir d'un attirail narratif qu'on croyait aboli"