Je me suis enfin décidée à lire ce roman d'Annie Ernaux qui traîne depuis un bail sur mes étagères. Etrange que ce roman ne soit pas plus cité... Je le trouve en effet très actuel, depuis que la dessinatrice Emma a mis sur le tapis le sujet de la charge mentale au sein du couple.
Il s'agit du roman de la construction de l'identité féminine de la narratrice, de son éducation sentimentale et sexuelle (assez brièvement). Elle part de la liberté insouciante de son enfance de petite fille unique pour arriver au "gel" de la femme mariée.
En fait on comprend qu'elle n'a pas reçu de ses parents une éducation "genrée", comme on l'entendrait aujourd'hui. Au contraire sa mère n'était pas une fée du logis, occupée qu'elle était à compter la caisse de l'épicerie et à déduire les impôts, ni féminine pour un sou, ce qui lui faisait dire à sa fille va faire du vélo, tu as bien le temps pour le reste ! pendant que son père épluchait les patates et faisait la vaisselle. C'est aussi cette mère qui lisait à ses minutes perdues et achetait des livres à sa fille sur les conseils du libraire du village.
Ainsi ce couple de commerçants normands du XXe siècle s'acquittait déjà du partage des tâches cher aux féministes et enjoignait leur fille à aller se salir et à jouer dehors plutôt qu'à mettre la table avec des noeuds roses dans les cheveux.
Oui mais voilà, la petite Annie grandit. Et elle est toujours trop grande, mal fagotée, ne connaît pas les codes avec les garçons, ne sait pas se refuser, les faire poireauter. Elle a des amies bourgeoises qui vont lui mettre sous le nez ce qu'elle ne pouvait pas voir : il faut s'apprêter, séduire, apprendre à être une bonne ménagère, c'est-à-dire cuisiner, repriser les chaussettes, tenir une maison... sinon quel garçon voudra se marier avec elle ? Pourtant Annie résiste, et son bachot en poche, obtient d'aller à la fac de lettres à Paris ; mais contrairement à ses consoeurs qui sont là pour passer le temps en attendant d'attraper un mari, Annie veut passer le Capes et gagner de l'argent : elle sera prof. Elle profite allègrement des ces quatre années d'étudiante célibataire en écumant les cafés, en bouquinant tout le dimanche au lit, en dînant d'une tasse de thé... la liberté quoi.
Mais voilà, après quelques flirts sans conséquence, voici venu l'Homme. Ils vont se marier, emménager ensemble. Lui fait Sciences po, elle se retrouve à devoir faire à manger dans un meublé et rate le Capes. C'est là qu'Annie commence à voir rouge. Enfin il obtient son premier poste et le couple déménage à Annecy. Annie tombe enceinte. Une fois. Deux fois. Et son mari, si soucieux de l'égalité des sexes sur le papier, va lui déléguer tout naturellement la gestion de la maison et de la marmaille (qui a intérêt à être sage quand il rentre du travail). Annie Ernaux laisse très bien transparaître l'amertume qu'elle ressent malgré l'écriture fragmentée, malmenée... Toutefois elle se plie à ce qu'on attend d'elle, même si elle finit par enseigner...
Ce livre est très beauvoirien je trouve, et on ne peut s'empêcher de penser que si la Simone s'était mariée elle aussi, elle n'aurait sans doute pu échapper à ça...