Du vent naissent les mots, qui imposent la création d'un être, d'une oeuvre, d'un monde.

Tout commence par la description d’un groupe d’hommes et de femmes cherchant un passage dans une tempête dont la description fait appel à de nombreux néologismes immédiatement parlants : la Horde « contre » la tempête, craint que le « slamino » se charge de « turbules », se méfie des « spins » ou des « effets rotors », se reforme en « goutte » pour survivre face au « furvent ».

« Tout commence par la voix » affirme un personnage lorsqu’il explique aux autres comment un « autochrone », créature née du vent, a pu prendre forme humaine. C’est exactement ainsi que le monde créé par l’auteur se dessine peu à peu dans notre imaginaire : par des mots inventés et pourtant si expressifs qu’ils sont compris et assimilés instantanément. Rien que pour cette prise de conscience si rare dans les univers de fantasy, évidente lorsque l’on dévore La Horde du Contrevent, ce livre mérite d’être lu.

Mais il y a aussi la richesse du monde inventé, cette Horde de vingt-trois personnes où chacun occupe une place définie, possède une histoire propre dont certaines sont bouleversantes (Gorgoth, Erg, Oroshi, Caracole), une voix propre que le narrateur s’est efforcé de retrouver, ce qui permet d’intégrer un peu d’humour dans une histoire qui aurait pu n’être que tragique mais qui évite cet écueil grâce à la violence et la familiarité des passages où Gorgoth parle.

Vous commencez à comprendre l’ambition du livre ? Recréer vingt-trois voix différentes, justifier parfaitement non seulement l’écriture du livre (un scribe se doit de tenir un journal des exploits accomplis par sa Horde), mais en plus sa construction (commencer in medias res avec une nuée de mots inventés pour recréer un monde dans lequel des créatures inventées par l’homme se forment à partir de mots), voila qui hisse le livre à un niveau déjà fantastique…

Mais s’arrêter là dans la critique serait oublier les moments de bravoure dans l’histoire comme dans l’écriture. Que penser de cette joute verbale au cours de laquelle les deux opposants ne doivent s’exprimer qu’en palindromes ou n’utiliser que le son « o », ce qu’ils font au-delà de toute espérance ? Que penser des inventions géniales omme le système de transcription du vent par des phrases de ponctuation sur le modèle d’une partition musicale, les combats homériques en quatre dimensions, les villes imaginaires, les chevents (chevaux), les gorces, les neuf formes du vent…

Tout cela serait déjà digne d’un grand roman de fantasy. Mais La Horde du Contrevent dépasse les limites du sous-genre (n’y voyez aucune morgue, j’adore la fantasy). En effet, cette idée d’un monde traversé par un vent immémorial et ordonnateur de la toponymie universelle est directement liée à l’analyse philosophique de Deleuze pour lequel toute matière n’est que mouvement et lignes. Le lecteur se voit ainsi proposer des analyses sur l’impermanence de l’être, sur la valeur de la vie et du combat, tout cela dans une véritable a-moralité rendue possible et légitime par l’emplacement de l’histoire dans un alter-monde. Ainsi les héros mangent-ils sans remord un des leurs pour poursuivre leur quête avec pour seule justification le fait qu’il avait demandé à ce que cela se passe comme cela. Simplicité d’une réflexion exempte de ces tabous judéo-chrétiens qui me font vomir dans des bouquins soi-disant visionnaires, supposant qu’il suffit de glisser un dragon violet, un lion qui joue à cache-cache et une carte calligraphiée à l’ancienne pour avoir créé un « livre-monde » (cf. Le monde de Narnia, propagande catholique de branloteur)

Je pourrai évidemment continuer à parler de ce livre pendant très longtemps, et avec plaisir, m’attardant sur la profondeur des jeux de mots du troubadour comme on cueille une fleur ou comparant la diversité des mythes inventés pour expliquer l’origine du vent à celle qu’évoque Claude Lévi-Strauss dans Le Cru et le Cuit pour expliquer la naissance du feu d’après les guarani, mais cela ne ferait qu’ajouter des babioles clinquantes et inutiles à une histoire qui se suffit largement à elle-même grâce à sa clarté structurelle.

Je terminerai en affirmant que ce récit n’est jamais glauque ni violemment sexuel, pour la bonne raison qu’il n’est ni racoleur ni désireux de créer des héros surhumains et stéréotypés. Ici, la plus jeune des protagonistes a vingt-sept ans et les autres sont tous dans la quarantaine bien sonnée. Ca douche un peu les ardeurs des plus jeunes mais cette expérience qu’ils ont tous acquis au long de leur trente années de passage les rend plus beaux. Pas de récit picaresque, pas d’exaltation de la jeunesse chez Alain Damasio. Juste une volonté farouche de créer des êtres humains sensibles et dotés de toutes les forces et les faiblesses que l’âme humaine peut développer. En cela, cette œuvre réussit à transmettre en nous la trace spirituelle de l’auteur, sa volonté et son vif… désir de partager son savoir tout en le rendant léger, mobile et accessible à tous.

Une leçon d’écriture dont on rêverait un jour qu’elle soit portée à l’écran par un réalisateur qui n’en ferait pas une simple machine à fric. J’en écrirais le scénario… J’en serais le Caracole… Ou mieux, Sov.

Créée

le 18 juin 2013

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Ikkikuma

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