I.
Les autorités religieuses et judiciaires nous infligent une morale hypocrite qu'il s'agit de rejeter en bloc : pourquoi serais-je moral ?
II.
Les nihilistes rejettent la morale mais, partant, déclarent qu'il n'y a ni bien ni mal et que tous les gestes se valent.
III.
Ils ont tort, car leur raison est obscurcie par la morale même qu'ils rejettent : ils considèrent toujours le bien et le mal à l'aune du châtiment et de la récompense.
IV.
Le bien et le mal existent dans la nature et l'homme fait partie de la nature, ainsi les religions et philosophies ne font qu'ânonner ce que la nature sait déjà : est bien ce qui profite à la race ou à la communauté, est mal ce qui n'y profite pas. Les modalités changent, et l'humain peut faire varier sa notion de race de la tribu à l'humanité entière, mais la base est la même.
V.
Le jeune Adam Smith et la théorie de l'évolution de Darwin en avait déjà expliqué la raison : l'entraide par empathie, devenue habitude, est une condition de la survie des espèces et donc une loi de la nature.
VI.
Cette entraide n'est rien d'autre que l'application d'un principe simple : non seulement ne fait pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, mais bien encore, fait à autrui ce que tu voudrais qu'on te fasse en pareille circonstance. Ce principe est celui de l'équité qui est au fondement de l'anarchisme.
Cela n'implique pas qu'il soit incohérent de se défendre contre un oppresseur, mais c'est un droit qui se conquiert de haute lutte et avec la certitude de ne pas devenir à son tour un oppresseur, ce qui est le cas de la plupart des hommes.
VII.
La société est affaiblie par ses structures d'exploitation et d'oppression que sont la Loi, la Justice et la Religion : elles privent les gens du sentiment moral naturel en y associant punitions et châtiments. Il faut les supprimer, ainsi l'immense majorité du peuple tendra naturellement vers le bien. Cela ne revient pas à se priver d'aimer ce qui nous semble bon et d'haïr ce qui nous semble mauvais, au contraire, car les sentiments d'amour et de haine sont étouffés par les structures susdites.
VIII. IX.
La morale anarchiste ne s'arrête pas au principe d'égalité qui régit déjà les humains à l'état de nature, mais propose par-là même, et contrairement aux moralismes, un principe de respect de l'individu, c'est-à-dire de liberté.
De plus, l'humain a une "force de vie", c'est-à-dire une énergie créatrice qui, si les conditions sont les bonnes, s'insufflent dans le désir de contribuer à la communauté et dans le principe d'entraide. Cette énergie vitale est décrite par Guyau, qui est le fondateur qui s'ignore de la morale anarchiste, et se traduit sur le plan des idées, des sentiments et de la volonté. Elle s'ajoute au simple principe égalitaire.
X.
L'altruisme et l'égoïsme distingués par les utilitaristes sont en fait identiques puisque l'intérêt de l'humain est l'intérêt de la société dans laquelle il vit. Il n'y a donc pas des personnes égoïstes mais simplement des personnes qui n'ont pas compris où résidait leur propre intérêt.
Mon avis
Plus d'un siècle avant Descola, Kropotkine, dans ce court ouvrage, inscrit l'humain comme composante à part entière de la nature. Plus d'un siècle avant Servigne, il met en lumière l'enseignement occulté de Darwin de l'entraide comme loi de la nature. Ainsi, il propose une troisième voie salutaire au problème de la morale entre les nécroses réactionnaires et le nihilisme mortifère.
Si sa conception de la morale me parle, je ne peux m'empêcher d'être cependant gêné par le cas qu'il fait du traitement à réserver concrètement aux personnes néfastes. En effet, en admettant qu'il ait raison concernant les structures oppressives de la société comme origine principale (sinon unique) du mal, comment empêcher les malfaisants de malfaiser si l'on abolit Justice et Loi ? L'opprobre populaire qu'il promeut (la liberté d'aimer et d'haïr les comportements aimables ou haïssables) peut-elle être réellement suffisante pour arrêter Jack l'Eventreur ? En somme, il semble se projeter dans un futur utopique où tous les humains sont parvenus à s'élever spirituellement, mais s'il admet l'existence - extrêmement rare - d'individus purement malfaisants, il se garde bien d'affirmer le traitement à leur réserver, ou plus simplement à réserver aux humains façonnés par la société actuelle (les faux égoïstes) lors de l'accomplissement du projet anarchiste.