Comme à mes habitudes, je me laisserai aller, j'entends dériver dans mes mésinterprétations ; et j'éviterai de me joindre aux communes grilles de lectures, celles-ci d'ailleurs souvent opposées (optimisme ou pessimisme quant à la prise de conscience de l'existence). Alors je resterai sur mon impression que je résume aussi maladroitement : Sartre magnifie le pitoyable.
Comme en témoigne le Sunday Blues revisité.
> Ils sentaient les minutes couler entre leurs doigts ; auraient-ils le temps d'amasser assez de jeunesse pour repartir à neuf le lundi matin ?
Avec Sartre la populace a ses envolées lyriques. L'Autodidacte est un pauvre type, mais tant de pages lui sont dédiées. On déambule dans les rues pittoresques de Bouville, si ordinaire au prime abord, mais tant de phrases figent le moindre détail. Des détails même vomitifs, tel le contraste d'une chemise de mauvais goût sur une tapisserie à rayures, anecdotiques comme une racine qui traîne (une référence au dernier tableau de Van Gogh ?), presque burlesques comme les gros plans de têtes de bonnes gens ; autant de tranches de vie miséreuses dépeintes méticuleusement.
A l'inverse, les idées pompeuses sont balayées avec nonchalance.
> Il [L'Autodidacte] a digéré l'anti-intellectualisme, le manichéisme, le mysticisme, le pessimisme, l'anarchisme, l'égotisme, ce ne plus que des étapes, des pensées incomplètes [...].
L'Autodidacte, ce pauvre pédéraste qu'en Simon de Cyrène accompagne le narrateur sur son chemin de croix - la sortie définitive de la bibliothèque, puis une ruelle noire. La rue, cette ligne droite qui symbolise le fil du temps, le vide de la vie lorsqu'elle est dépeuplée. On n'oubliera pas cet enchaînement de phrases, terriblement conscientisant :
> Je suis dans cette rue blanche que bordent les jardins. Seul et libre. Mais cette liberté ressemble un peu à la mort.
Evidemment, on fera le parallèle - peut-être subtilement falacieux - avec l'absurde de Camus.
Enfin, je n'aurais cru le citer, mais pourquoi pas après tout pour un roman dont le titre est La Nausée ; Enthoven aurait reformulé une réponse plaisante aux troubles existentiels à travers la nescience du soi, sorte de "Candidéisation" volontaire amenant le sujet acculé face à l'Existence à taire ses questions et fuire l'inéluctable marasme intérieur qui en découlerait. Une idée centrale dans le Loup des steppes, évoquée aussi au travers du personnage de Zarathoustra (plus ou moins explicitement en fin d'ouvrage). C'est presque à croire que, dès que les problèmes existentiels (par définition, insolubles) sont posés sur la table pour être cuisinés, un ultime sursaut comme de survie biologique forcerait à, ou les contourner, ou les avaler et les digérer en sourdine. Et, parfois alors, tôt ou tard, à les régurgiter.