Misère de misère ! Au moment de commencer ces lignes, je me retrouve dans la situation de l’artiste peintre que je n’ai jamais pu être : devant une page blanche avec la certitude que lorsque j’aurai terminé ce ne sera pas du tout ce que je voulais dire !
Je ne suis pas un contemplatif. Je ne peux rester à l’affût des mots comme Sylvain reste, des heures, des jours, à l’affût des animaux (et qui plus est, par – 30° C). Mais j’ai tenu bon.
Il a bien changé Sylvain, depuis qu’il n’escalade plus les façades d’immeubles. Depuis qu’il a fait une chute de dix mètres en escaladant celle de son ami Jean-Christophe Rufin en 2014 (Cf. « Un été avec Homère »).
Première question, comment a-t-il pu accepter l’invitation de Vincent Munier d’aller en expédition au Tibet sachant qu’il ne pourrait pas porter sa part de barda, suite à son accident ? Ils seront quatre, quatre déjantés à parcourir les hauts plateaux tibétains à 5000 m d’altitude, en hiver. Et donc trois à se coltiner la charge totale (couchage, chauffage, nourriture, matériel photo et autre…) par des chemins que l’on imagine des plus ardus… Passons.
Les voilà donc partis pour une longue quête dont le but avoué est d’apercevoir la déesse des lieux, la panthère des neiges, mystérieuse et rare. Pourquoi est-elle si rare ? Devinez ? Comme tous les fauves de la planète les vilains hommes (ces derniers arrivés sur Terre) l’ont chassée à outrance, car l’homme est un animal nu qui convoite la fourrure des bêtes ! Il en reste peu, donc. Mais en outre, comme tous les fauves, une fois nourrie, elle dort, quatre ou cinq jours, pratiquement vingt heures par jour, invisible parmi les rochers.
Donc, nos quatre curieux vont rester à l’affût, pendant des heures et des jours, dissimulés dans les rochers, dans le vent glacé, attendant le bon vouloir de la reine des sommets.
Et que fait-on pendant ces longues heures vides ? On pense. On rumine, on refait le monde dans un silence et une immobilité de rigueur. Cette attente, ce désir, cet espoir, ce recueillement, cette méditation permanente, jusqu’à cette souffrance physique stoïquement endurée me fait immanquablement penser à d’autre pèlerins. Au moins, si leur Santiago est particulièrement difficile d’accès, vont-ils se prosterner devant une vraie relique, encore vivante, le temps que les maîtres de Pékin ne s’en préoccupent pas.
Alors, à quoi pense-t-il, Sylvain, quand il ne rêve pas à l’once de l'Himalaya ?
Il s’en prend aux chasseurs : « Pourquoi détruire une bête plus puissante, et mieux adaptée que soit ? Le chasseur fait coup double. Il détruit un être et tue en lui-même le dépit de n’être point aussi viril que le loup ou aussi découplé que l’antilope. » Il s’en prend à l’avidité humaine. Ainsi, contemplant un troupeau d’antilopes « chirou » au pelage blanc et gris, plus doux qu’un cachemire, car leur toison les a condamnées : « les braconniers vendaient leurs peaux à l’industrie textile, business planétaire. L’espèce était menacée de disparition […] l’une des traces du passage de l’homme sur la Terre aura été sa capacité à faire place nette […] il était un nettoyeur. »
Il s’en prend aux hommes en général responsables de la disparition programmée des animaux : « La créature la plus prospère de l’histoire du vivant. En tant qu’espèce, rien ne le menace : il défriche, bâtit, se répand. Après s’être étendu, il s’entasse. […] Il y avait quelques millénaires, le Dieu de la Genèse s’était montré précis : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la Terre, et l’assujettissez » (1.28). On pouvait raisonnablement penser que le programme était accompli… »
Dans sa solitude glacée, en attendant l’apparition quasi divine, il pense, Sylvain, il pense aux huit milliards d’êtres humains, ses frères, qui asservissent la nature, acidifient les eaux, asphyxient les airs « Un rapport de la Société zoologique britannique établissait à 60 % la proportion d’espèces disparues en cinq décennies. Le monde reculait, la vie se retirait, les dieux se cachaient. La race humaine se portait bien. Elle bâtissait les conditions de son enfer »
Heureusement Sylvain, le Sauveur, est arrivé avec LA solution, et il nous la livre tout de go, en toute simplicité et tous les Aurélien Barrau du monde peuvent bien hurler avec les loups : « Ne rien attendre. Se souvenir beaucoup. Se garder des espérances, fumées au-dessus des ruines. Jouir de ce qui s’offre. Chercher les symboles et croire la poésie plus solide que la foi. Se contenter du monde. Lutter pour qu’il demeure. » Voilà un beau programme qui promet d’être très efficace !
Et la Reine des neiges dans tout ça ?
À mon avis, comme pour Compostelle où le plus important est le Chemin, l’essentiel est le cheminement (ici immobile) qui mène jusqu’à elle, ou pas. Quand enfin elle apparaît tout s’abolit « Je la croyais camouflée dans le paysage, c’était le paysage qui s’annulait à son apparition. […] La panthère somnolait, épargnée de toute menace […] certaine de son absolutisme. Elle reposait, absolument abandonnée car intouchable. » L’attente est récompensée et la tension est propice au lyrisme mais reconnaissons qu’il s’agit d’un « gros chat avec des taches (jaillissant) du néant pour occuper son paysage. »
Tout ça, pour ça ?
Disons-le franchement, je me suis prodigieusement ennuyé en attendant, frigorifié derrière mon rocher, une hypothétique apparition, tout en me demandant lequel, de ma liseuse ou du jet international, avait la plus forte empreinte carbone…