Après le superbe « L’homme surnuméraire », Patrice Jean poursuit brillamment sa critique de la société post-moderne.
Plus approfondi et avec un style plus séduisant que celui d’un Houellebecq, moins complaisant aussi, Jean nous fait suivre son héros traversant notre époque en en révélant les hypocrisies et l’inanité. Une société qui ne croit plus en rien mais qui se le dissimule en s’enflammant pour des « valeurs » progressistes. On ne croit plus au bien ? On va crier haut et fort que les hommes sont tous égaux et donc qu’il faut autant de noirs que de blancs dans les médias ou les entreprises, sans plus s’attacher à la valeur de la personne mais à sa couleur; on ne croit plus à l’art ? on élève au pinacle n’importe quelle activité qu’un enfant malhabile pourrait effectuer facilement ; enrobée d’une technicité bidon et habillée d’un nom anglo-saxon bien snob, ça fera l’affaire ; street art, urbanart, slam, hip hop culture etc L’important étant de terrasser l’hydre de la vieille culture bourgeoise symbole des temps d’oppression.
Le héros a suivi des études littéraires et ne rêve que de poésie, mais après avoir compris qu’elles menaient à travailler dans un supermarché où le salaire est inversement proportionnel à la pénibilité, ou dans l'Education Nationale où l'enfant roi peut se moquer impunément des adultes et où le savoir a mauvaise presse car trop stigmatisant, il se retrouve à travailler pour le ministère de la culture puis pour une start up américaine qui produit des séries délirantes de stupidité mais qui lui permet, en lui accordant beaucoup de temps libre pour un gros salaire, de continuer à écrire de la poésie. Mais peut-on sans conséquences côtoyer la médiocrité et la laideur, même enrobées dans de beaux oripeaux, sans abdiquer ses idéaux ?
Il y a des moments très drôles – quoique effrayants de réalisme – où on suit les mécanismes de la nouvelle ochlocratie devant laquelle s’incline l’Etat. Le héros participe au ministère de la culture auprès d’un grand intellectuel lucide et désabusé à la création d’un musée de la littérature française. Après de nombreuses batailles pour éviter qu’il devienne un espace ludique et pédagogisant, le bon peuple, aidé en cela par un intellectuel politisé sans scrupule et démagogue, va se révolter contre cette démarche nationaliste indigne, rappel des pires heures de l’Histoire du 20 ème siècle, une sorte de caution donnée à une fachosphère répugnante. Ne croyant plus en rien, on veut quand même se donner l’illusion du courage et de l’engagement ; et donc, lors d’une scène digne de Flaubert décrivant le pillage des Tuileries, on voit les barbares mettre à sac le musée, chevaliers du Bien détruisant les manuscrits, volant le matériel informatique, déboulonnant la statue de Hugo et inscrivant leurs insanités sur les portraits des écrivains qui ont le tort de ne pas appartenir aux minorités opprimées. Le ministère -et les bonnes âmes compréhensives - donnera finalement raison à la foule de barbares en créant un musée pluri ethnique et en renvoyant lâchement le concepteur du projet, ce réac putride. Revoyons les images de la mise à sac du Capitole pour comprendre que la fiction met en garde contre ce que produit un monde sans valeurs autres que préfabriquées, sans croyances autres que distillées par la bêtise , sans éducation , ingouvernable, mais qui veut son confort, qui se croit puissant en adorant le veau d’or des médiocres et qui, finalement, se complaît dans la laideur, le rien, le faux.
A lire par tous ceux qui ont conscience que notre époque ressemble de plus en plus à celle qui mena à la chute de l’empire romain.