La critique est difficile quand l'autrice d'une œuvre elle-même en dévoile le sens en quelques lignes très justes, dès les premières pages : “Un événement raconté par une seule personne est son destin. Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. Voilà le plus difficile : concilier les deux vérités, la personnelle et la générale. Et l’homme d’aujourd’hui se trouve à la fracture de deux époques...”
Toutefois, l'un des droits essentiels d'un lecteur est de douter de la clé d'une œuvre quand elle lui est fournie par une autre, fût-elle la mieux autorisée des autres. S. Alexievitch insiste, dans cette espèce d'avertissement au lecteur, sur la montée en généralité : la pluralité des témoignages faisant l'Histoire. Ce qui m'a plutôt frappé, en lisant La Supplication, c'est au contraire le morcellement de l'événement vitrifié, du grand monolithe noir, qu'est devenu dans la conscience collective le nom de Tchernobyl.
Car les témoignages ne disent pas d'eux ce que l'on attend. Les gens ne parlent pas comme des livres : ils lèguent à la postérité les témoignages de leur petit carré de la grande histoire. Il y a ces témoignages poignants des femmes qui ont perdu leur mari sous les rayons, qui ouvrent et ferment le livre — mais ces témoignages nous parlent autant d'amour que d'atome. Il y a ces malades et ces familles de malade, qui livrent leur angoisse face à la mort, leur dévouement devant des infirmités horriblement handicapantes et des agonies interminables. Il y a enfin les témoignages attendus des liquidateurs, qui livrent, il est vrai, certains souvenirs communs : la peur des premiers temps face au danger de la centrale, qui tourne à l'inconscience collective, nourrie par une forme de fierté virile, de sens de la patrie, un commentaire sur le fatalisme héroïque de l'homme soviétique.
Mais dans tout cela, que de particularités, que d'humanité ! Il y a cet habitant de la zone contaminée, revenu de nuit voler sa propre porte, sur laquelle on couchait les défunts de la famille et marquait la croissance des enfants. Il y a ce Fabrice del Dongo russe qui, devant son Waterloo-sur-Don, se souvient : “Mon père a défendu Moscou en 1941. Mais il n’a compris qu’il avait participé à un très grand événement que des dizaines d’années plus tard, grâce aux livres et aux films. Quant à ses souvenirs : 'J’étais dans une tranchée. Je tirais. Une explosion m’a enseveli. Des infirmiers m’ont tiré de là, à moitié mort.' C’est tout... Moi, au moment de Tchernobyl, ma femme venait de me quitter...”. On observe aussi les controverses entre témoins : ceux qui exaltent une forme d'indifférence à la vie de l'homo sovieticus, et ceux qui le réfutent ; ceux pour qui Tchernobyl est un prolongement de la Grande Guerre patrionique, et ceux pour qui cette comparaison est mensongère (“On ne peut pas comparer cela à une guerre. Ce n’est pas exact, même si tout le monde le fait.”).
Alexievitch prend aussi soin de donner la parole à des acteurs moins évidemment émouvants, mais qui détiennent aussi leur part de la vérité collective. Ce physicien qui explique sa participation obéissante dans des termes perçants de justesse : “Nous avons obéi sans un murmure parce qu'il y avait la discipline du parti (...) Pas par peur d'être exclu du parti. Parce qu'ils croyaient. C'était la foi de vivre dans une société belle et juste. (...) Parce que, dès que l'on perd la foi, on n'est plus un participant, on devient un complice et l’on perd toute justification.” Ce cacique du Parti qui rappelle que les conséquences dramatiques du désastre n'étaient pas comprises jusqu'au plus haut niveau, et que toutes les fautes commises dans la gestion de la crise n'étaient pas le produit de machinations, mais tout bonnement de l'ignorance.
Et il y a, enfin, des moments de beauté ou de drôlerie qui percent comme des marguerites à travers le bitume. “Nous ne deviendrons jamais des Hollandais ou des Allemands. Nous n’aurons jamais d’asphalte correct ou des gazons soignés. Mais nous aurons toujours des héros !” ; “J’ai lu quelque part que le personnel des centrales nucléaires traite les réacteurs de casseroles, de samovars, de cuisinières. Voilà de la superbe : nous allons cuire des œufs au plat sur le soleil !” ; “j’ai compris que, dans la vie, des choses horribles se passent de façon paisible et naturelle”, etc. On sort de La Supplication, certes ébahi par l'ampleur d'un désastre bien connu — mais plus encore fasciné par sa décantation intime chez tant d'êtres humains uniques et précieux.