J'ai lu La Fin de l'homme rouge avant de me plonger dans celui-ci. Passionné par Tchernobyl, j'étais sûr de faire face à un livre aussi monumental que ma précédente lecture. Il m'a un peu fait l'effet de la suite d'un film qu'on adore (bien que datant d'avant) : on y retrouve avec plaisir certaines thématiques, mais avec une impression de moindre virtuosité (au point parfois d'avoir l'impression d'y lire la gestation de son opus magnum, en frisant parfois le hors-sujet avec certains témoins)
Ce bémol mis à part, on ne peut qu'admirer l'héroïsme des liquidateurs, la grandeur de ce peuple soviétique... tout comme on ne peut qu'être pris de vertige face à certains témoignages, face à l'absurdité de cet apocalypse, face à la bassesse des pillards. L'ouvrage se clôt d'ailleurs sur une publicité qui invite à venir voyager à Tchernobyl pour connaître le grand frisson. Un Pompéï moderne, dont j'ai déjà souvent rêvé... mais qui est un caprice bourgeois donnant la nausée.
Le tour de force de Svetlana Alexievitch est de réussir à saisir l'esprit d'une époque révolue, sous son versant humain, sans chercher à tomber dans l'image d'Epinal. Je ne vais pas m'étaler sur ces témoignages qui peuvent parfois émouvoir aux larmes et donner des frissons, littéralement prendre aux tripes... mais dans cet ouvrage se cache une donnée essentielle pour comprendre l'âme russo-soviétique : chaque culture a tendance à se définir et à se lire par ses productions culturelles. L'Empire et l'art de la Renaissance pour l'Italie. L'Histoire et son lustre pour la France. La littérature pour le peuple soviétique : la manière que l'on a de s'incarner dans un rêve et dans une fictionnalisation de la réalité. Un fait que l'on trouvait déjà dans La Fin de l'Homme rouge, mais qui prend ici un tout autre tour.
L'un des drames du XXe siècle repose dans la création de cataclysmes inédits, qui ne dépendent plus de la Nature... et qui, outre les cancers de la thyroïde et les stigmates, laisse des marques que le passé ne nous permet pas d'appréhender et de comprendre. Une béance face à un sarcophage et à l'éternité... Il en ressort ce leitmotiv étrange : "nous n'avons jamais lu ça... nous ne pouvons donc pas savoir comment le comprendre"... qui pourrait d'ailleurs être une belle manière de résumer l'effet Alexievitch.