N'y croyez surtout pas, mais il est des livres absolus. Des livres qui ont déjà commencé quand on plonge dedans, des livres qui continuent même si ça fait longtemps qu'on les a refermés. Fresán se demande à la fin de La Vitesse des Choses par quel miracle les histoires des personnages d'un livre tiennent, bien serrées, entre les deux couvertures d'un livre. Les siennes n'y tiennent pas, elles le débordent, elles s'en échappent, il n'en attrape que des bribes, qui se répercutent de nouvelles en nouvelles, se répètent, s'étirent, se contractent, et explosent, comme un univers en entier contenu dans un noyau infiniment petit, infiniment massif.


Fresán est un démiurge complètement fou et partant très sage, un menteur polymorphe qui ne sait dire que la vérité, un histrion hâbleur dont la sincérité vous tire des larmes. Son livre est un long chant funèbre, une blague de potache, une conférence habile, une circonférence infinie, un aleph borgésien placé au centre d'un volume fait en sable et où se concentrent tout ce qui fut, est, sera mais aussi ce qui va bientôt cesser d'être ou n'adviendra jamais. Fresán est de ces très rares auteurs qui ont un don à la fois précieux et maudit : savoir trouver, et montrer, au cœur de toute chose son irrémédiable et inamovible inverse, sans lequel elle ne serait rien.


Ici les morts sont de loin les êtres les plus remplis de vie ; ils connaissent les passages secrets qui leur permettent de voyager incognito dans la matière des pages, et de resurgir soudain au milieu d'une autre histoire, qui pourtant jusque là n'était pas la leur. Ici, il n'y a plus de frontière entre celui qui écrit, celui qui lit et celui qui vit, car la vérité est toujours du coté de la fiction, nos existences sans elle ne seraient que des nuages informes. Ici, la littérature est la dernière corde tendue au dessus de l'abime, sur laquelle danser pour qu'au moins la fin du monde soit belle. Ici, seule la lenteur importe, puisqu'on n'a jamais inventé de meilleur moyen pour ressentir, autour de nous, en nous, la vitesse des chose.


Après avoir lu "ça" on pourrait tout aussi bien s'arrêter de lire. Sauf que d'avoir lu "ça" rend la chose impossible. C'est toute la tragédie des chansons tristes : ce sont les seules qui nous rendent vraiment heureux.

Chaiev
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le 13 mai 2011

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Chaiev

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